ANNÉE 2008
U.F.R. Cinéma et Audiovisuel Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III
E
Universidade Federal do Rio de Janeiro Escola de Comunicação
THÈSE Pour l’obtention du grade de DOCTEUR
présentée et soutenue publiquement par
Cezar Migliorin le 7 avril 2008
Titre : JE SUIS CELUI DE SORTIE : dispositif, expérience et biopolitique dans le documentaire contemporain
Tome 1 ___________________________
Directeur de thèse : Monsieur le Professeur Philippe DUBOIS (Paris III) Madame le Professeur Ivana BENTES (UFRJ)
Jury
Monsieur le Professeur Antonio Carlos AMÂNCIO DA SILVA (UFF) Monsieur le Professeur César GUIMARÃES (UFMG) Madame le Professeur Fernanda BRUNO (UFRJ) Monsieur le Professeur Michel MARIE (Paris III)
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RÉSUMÉ DE LA THÈSE
Je suis celui de sortie : dispositif, expérience et biopolitique dans le documentaire contemporain
Introduction
Le film de Cao Guimarães, Rua de Mão Dupla (2002), les vidéos d’un autre cinéaste originaire de Minas Gerais, Carlos Magno, notamment Imprescindíveis (2003)1 et le reality-show Big Brother (2002/2008 – Brasil) sont parus simultanément comme des productions nettement différentes, avec des publics, des moyens de production et des esthétiques qui ne pourraient se confondre, mais qui néanmoins étaient traversées par une ligne commune qu’il ne fallait pas négliger.
Cette ligne commune renvoyait à la présence de la maison, de l’intimité, des gestes de personnes filmées soit par elles-mêmes, soit par autrui. Sur cette ligne commune, la vie quotidienne était au centre, mais non pas comme représentation. Il ne s’agissait pas d’images voulant représenter x ou y, mais d’images qui, avec la maison, avec la vie (quoique dans Big Brother celle-ci n’ait rien d’ordinaire), inventaient un espace d’expérience dans lequel ce qui était documenté étaient la constitution et la mouvance de cet espace. La constitution d’un champ relationnel où s’imbriquait une multiplicité d’acteurs et de technologies paraissait comme la première ligne à suivre. Si toutes ces images se constituaient à partir de la radicalisation des expériences issues du documentaire et des arts plastiques des décennies précédentes, qu’y aurait-il de nouveau ? C’était peut-être la transformation de l’environnement, de la façon dont la vie - ordinaire, intime, singulière - des gens occupait le monde qui rendait les images aussi différentes ou bien, si elles ne l’étaient pas, peut-être ne parlaient-elles plus du monde de la même façon. Mon premier défi alors dans cette recherche a été celui de chercher dans le concept de dispositif le
1 Rue à double sens, (2002), Cao Guimarães Imprescindibles (2003), Carlos Magno
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fonctionnement de ces images qui n’étaient pas séparées des individus qui, à leur tour, trouvaient dans ces images et dans le champ formé par elles et avec elles, un espace de production de soi, un espace d’individuation. Cette ligne était la première à suivre, avec la notion de dispositif.
Baudry a apporté le concept de dispositif au cinéma à partir de deux textes fondateurs : Cinéma : Effets idéologiques produits par l’appareil de base (1970) et Le dispositif : approches métapsychologiques de l’impression de réalité (1975). Pour cet auteur, le dispositif cinématographique est producteur d’un effet cinéma qui invente une relation entre spectateurs et images où ce qui est montré à l’écran est reçu par le spectateur comme présentation du monde et non comme représentation. Pour Baudry, cet effet – comparable à la caverne de Platon – est conditionné par la forme selon laquelle nous sommes invités à recevoir ces images ; immobiles, dans l’obscurité et avec une lumière projetée derrière nous. Selon Baudry, c’est le dispositif même qui crée l’impression de réalité. Cette impression de réalité agit selon l’auteur comme un rêve où le spectateur se voit impliqué et sans marge d’action. Christian Metz a contribué avec Baudry quant au rapport entre le cinéma et la psychanalyse lorsqu’il constitue ce qui devient connu comme la « théorie du dispositif ». Ce très bref résumé de la théorie du dispositif de Baudry ne prétend pas rendre compte de sa thèse déjà suffisamment discutée et critiquée, surtout par sa vision essentialiste de l’idéologie de l’effet cinéma. Il nous importe pour le moment de préciser qu’ici nous travaillons avec le même terme mais avec un concept tout à fait autre, plus proche de la lecture que fait Deleuze de la notion de dispositif chez Foucault et qui sera développée dans le premier chapitre.
Dès le premier moment de cette recherche, j’ai travaillé dans le sens de ne pas permettre l’isolement des images que l’on reçoit. Rua de Mão Dupla était un film réalisé par un plasticien, Cao Guimarães, qui prolongeait un travail présenté à la Biennale de São Paulo (2002). Mais le premier point intéressant dans ce film semble justement être la façon selon laquelle il établit un dialogue avec les reality-shows. Il serait beaucoup plus simple d’ignorer des images
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comme celles des vidéos produites par les Barrados2 no Big Brother, que nous avons travaillé dans la thèse. Nous serions restés dans l’univers déjà constitué du cinéma, comme si ces nouvelles images et dispositifs n'étaient pas une partie de ce qui nous constitue en tant qu’individus au sein de la polis et des arts, en tant que spectateurs et spécialistes de soi et de l’image. Néanmoins il ne suffisait pas de repérer les différences de structure ou les ressemblances généalogiques, il fallait créer des conditions pour affirmer la différence entre ces images tout en dessinant des lignes de continuité entre divers modes d’inventer des dispositifs où les puissances du hasard et de l’incontrôlable puissent traverser les oeuvres en établissant des connexions hétérogènes.
« Le dispositif est l’introduction de lignes activatrices dans un univers choisi. Le créateur recoupe un espace, un temps, un type et/ou une quantité d’acteurs et à cet univers il ajoute une couche qui forcera des mouvements et des connexions entre les acteurs (personnages, techniciens, climat, apparat technique, géographie, etc.) Le dispositif présuppose deux lignes complémentaires : l’une d’un extrême contrôle, des règles, des limites, des recoupes, et l’autre d’ouverture, dépendant de l'action des acteurs et de ses interconnexions. En effet, la création d’un dispositif ne présuppose pas une oeuvre, le dispositif est une expérience non possible de scénariser, en même temps que l’utilisation de dispositifs ne gère pas a priori des bonnes ou des mauvaises œuvres »r (MIGLIORIN, 2006).
Ainsi posé, le dispositif se présente comme un ensemble de règles qui organisent le film en lui imposant des limites spatio-temporelles et se confondant avec ce que le cinéaste Eduardo Coutinho a nommé une « prison ». « Ce qui réellement m’intéresse, c'est le dispositif que l'on peut également appeler méthode. J’ai découvert peu à peu que le dispositif le plus important pour moi, c'est la prison spatiale. Il s'agit de métonymie, je ne veux pas parler d'un pays donné ou d'une religion particulière, je me débarrasse d'idées générales. J'ai
2 Refusés au Big Brother
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appris que la prison spatiale est fondamentale pour moi."3 Coutinho partage une notion de dispositif qui se trouve également dans les travaux de Jean Claude Bernardet4 et Consuelo Lins5, pour s'en tenir aux travaux contemporains réalisés au Brésil. Bernardet établit encore une comparaison intéressante entre les films- dispositifs et les structural-films comme Wavelength (1967) de Michael Snow, films où la structure - limites et règles - s'impose au thème ou au récit.6
Toutefois les implications du dispositif dépassaient les règles et les limites spatiales et temporelles que ces œuvres apportent pour devenir le mode de relation entre les divers éléments constituant l'image documentaire. Ce qui a commencé à s'éclaircir dans la recherche, c'est que les dispositifs ne se
3 Em nome do real. Entretien avec Fernando Masini, Revue Trópico, Disponible : http://pphp.uol.com.br/tropico/html/textos/2545,1.shl , dernière entrée le 15/01/2007. 4 Lorsqu'il analyse le filme Dix de Kiarostami, Bernardet écrit que le titre renvoie à l'idée de dispositif "qui est rigoureux : dix blocs numérotés de un à dix, tournage exclusif dans une voiture (de l'espace extérieur n'apparaît que ce que nous voyons par les fenêtres latérales), deux caméras fixes installées sur le capot de la voiture, l'une dirigée vers le chauffeur, l'autre vers le passager. Rien ne sera altéré durant la réalisation; quoi qu’il arrive pendant le tournage, même si imprévu, devra être cadré dans le dispositif" (Bernardet, 2004, p. 14) 5 " Dispositif est un terme que Coutinho a commencé à utiliser pour se référer à ses procédés de tournage. À d'autres moments, il a appelé cela « prison », indiquant les formes d'approche d'un univers donné. Pour le directeur, l'essentiel dans un projet de documentaire, c'est la création d'un dispositif et non pas le thème du film ou l'élaboration d'un scénario - ce qui d'ailleurs il se refuse tout à fait à faire. Le dispositif est créé avant le film, et peut advenir (filmer dix ans, ne filmer que des personnes de dos, enfin, cela peut être un mauvais dispositif, mais c'est ce qui importe dans un documentaire...)" (Lins, 2004, p.101). "Ce sont des formes fragiles qui ne garantissent pas l'existence d'un film et encore moins sa qualité, mais c'est un début, le seul possible pour le directeur." (Lins, 2004, p.102) 6 Nostalgia (1971) de l'artiste et théoricien américain Hollis Frampton, décédé en 1984, est un autre film cité dans cet ouvrage par Bernadet. Frampton choisit 13 photos et les met sur une plaque de cuisinière électrique. Toutes les photos font partie, en quelque sorte, de la vie de Frampton, il s'agit d'un travail quasi-autobiographique. Pendant que les photos brûlent et se contorsionnent, Frampton dit la date de la photo et fait des commentaires sur l'image, la composition, les personnes présentes, etc. Chaque plan dure 2 h 40, mais il y a un détail troublant: Frampton ne commente jamais la photo qui est montrée, mais la suivante. Au début, tout semble très simple, comme si le texte doublait ce que nous voyons, mais lorsque nous nous rendons compte du dispositif, à chaque image, nous essayons d'entendre le texte - pour nous le rappeler pendant que nous voyons la photo suivante et voir l'image en tâchant de nous souvenir du texte entendu lors de la photo précédente. Soudain, là où il semblait avoir redondance - ce qui demandait peu d'effort au spectateur - devient un jeu très complexe où le spectateur est toujours en train de perdre quelque chose par rapport aux images.
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limitaient pas à des recoupages temporels et spatiaux où une multiplicité d'acteurs était en relation et en tension. Le dispositif de Cao Guimarães nous a menés à d'autres qui nous ont permis de dédoubler leurs forces et limites, tout en nous faisant visualiser la dimension proprement politique des tensions et des échanges d'un dispositif. Le dispositif comme champ de tension entre des forces hétérogènes n’était pas exclusif au cinéma. Dans le premier chapitre, nous avons circulé parmi les travaux de Rosangela Rennó (A última foto) et de Ricardo Basbaum (Novas bases para a personalidade).
Le dispositif devenait un problème politique et esthétique dans la mesure où la distribution des places et les possibilités d'inventer des modes de vie et des sensibilités faisaient partie de la forme selon laquelle les dispositifs se présentaient et se transformaient, les artistes et les réalisateurs se rapprochaient et s'éloignaient de ces dispositifs-là, et les vies occupaient et déplaçaient les places qui leur avaient été attribués.
Les règles du dispositif ne garantissent pas qu'il se maintienne tout au long du film, pendant tout un documentaire. Même dans une œuvre audiovisuelle, le dispositif n'acquiert pas ses caractéristiques essentielles, comme la métastabilité, depuis son point de départ, il est toujours un processus, et non un système qui s'organise en dehors de l'expérience. La prison et la mobilité, les limites et la contingence, loin d'être des éléments isolés, sont liées au mode de fonctionnement d'un dispositif où une certaine absence de contrôle est partie constituante de sa métastabilité. Si nous tenons compte des règles qui fondent des films comme Edifício Master (2002) d'Eduardo Coutinho, Rua de mão dupla ou bien 33 (2003) de Kiko Goifman, nous pouvons percevoir le dispositif qui « déclenche » la possibilité de l'œuvre, mais nous serons loin encore des modes selon lesquels cette métastabilité apparaît dans les interactions, les écritures et les opérations internes du film. Le dispositif pensé comme une règle pour que le film se produise, une prison temporelle et spatiale, ne constitue pas en soi sa dimension métastable, n'apparaît pas comme garantie pour un processus d'interaction traversée par le hasard et l'incontrôlable, d'un côté, et par l'écriture, présence multiple et subjective qui constitue le travail, de
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l'autre. Autrement dit, la métastabilité est constitutive du dispositif, l’invention d'un dispositif (comme l’explique Coutinho) ne cristallise pas la métastabilité7. La notion de métastabilité, comme nous l’avons déjà vu, est centrale et sera en discussion dans le deuxième chapitre de la thèse lorsque nous reprendrons la notion d'individuation avec Gilbert Simondon.
Cette constatation, de ce que pour le dispositif, il y aurait une lutte implique deux présupposés qu'il nous faut expliciter. En premier lieu, lorsqu'il s'éloignait d'un ensemble de règles et de limites, le dispositif devenait un champ de tension et d'échanges qui devenait souhaitable, non parce qu'il fabriquait une sociabilité ou refaisait un réseau social, mais parce qu'il rendait possible, dans un même champ horizontal d'échanges, la coexistence de voix, de gestes et de temps non nécessairement harmoniques, souvent même discordants, ce qui m'intéressait en particulier. Ainsi, inventer un dispositif pour qu'un film documentaire se produise se confondait parfois, y compris pour moi-même, avec la formulation des règles et limites où le documentaire devait avoir lieu : trouver sa mère biologique en 33 jours, obtenir un passeport hongrois, filmer sans jamais rester deux nuits dans la même ville jusqu'à ce que l'argent finisse, cinq équipes dans un même bidonville pendant 24 heures8, etc. Mais ce n'est pas sans lutte et sans écriture que résiste le dispositif comme lieu d'invention d'images et de modes d'individuations.
De l'hétérogénéité des images
Le premier chapitre de cette recherche est consacré à cette notion de dispositif, aux opérations internes et à l'analyse de travaux qui explicitent le fonctionnement d'une œuvre fondée sur un dispositif. Dès ce premier chapitre, nous avons choisi de ne pas travailler exclusivement avec un corpus restreint au
7 Coutinho en a conscience ainsi qu'il le met en évidence dans cet entretien avec Consuelo Lins: "le hasard est fascinant, mais non pas le hasard complet, car sinon le film n'existerait pas. Le hasard a lieu, mais vous le contrôlez, séparant le bon hasard du mauvais hasard, de l'inutile" (Lins, 2004, p.190). 8 33 de Kiko Goifman, Paseport hongrois (2001) de Sandra Kogut, Action et dispersion (2003) de Cezar Migliorin et Babilônia 2000 (2001) d'Eduardo Coutinho.
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domaine du documentaire. Pour appréhender plus largement le contexte dans lequel apparaît le documentaire contemporain, nous avons fait appel à des films et à des concepts dont nous avons extrait des notions partielles, en procédant moins à une analyse de ces concepts qu’en les prenant comme objets opérationnels. Dans ce sens, les concepts sont utilisés ponctuellement en tant qu'instruments. Je ne fais pas une généalogie des concepts et ne les mène pas jusqu'aux dernières conséquences. Ils doivent intervenir de façon à expliciter un problème ou une puissance des images en général et du documentaire en particulier. Dans ce sens, il y a une transversalité entre les concepts. Ils font partie d'un processus et d'une tentative d'invention de questions et de problèmes en vue de comprendre le documentaire contemporain. Les concepts utilisés dans cette thèse sont des instruments pour la construction de cet état du documentaire traversé par des formes d'individuation et des régimes d'images qui l'affectent et le dépassent. Il ne s'agit pas d'énoncer quelque chose sur les concepts mais de créer des blocs d'énonciation avec les concepts. Ils ne sont pas isolés pour être analysés, mais montés pour permettre d'approcher des expériences singulières. Les concepts ne sont pas des réponses mais des pièces d'une pensée qui s'établit par le montage.
La notion de dispositif avec laquelle je travaille pose problème tout en étant une stratégie méthodologique. Une telle méthode décentrée et expérimentale, tournant souvent à l'essai, ne va pas sans risque. Penser les formes selon lesquelles la vie est capturée par le travail, la publicité, l'Internet, ainsi que par les dispositifs de plasticiens, est une option méthodologique explicite qui privilégie les lignes de force et de ruptures qui traversent ces objets et les formes par lesquelles ils iront susciter l'intérêt pour le documentaire. Je cours le risque de mettre en équivalence des images, des œuvres, des forces et des pratiques, discursives ou non, mais ce risque tendrait à se confirmer si je me consacrais à analyser ces œuvres d'une façon équivalente. Ce n'est pas le cas. Nous avons fait appel à des manifestations audiovisuelles qui, selon mon point de vue, explicitent et produisent le rôle des images dans le monde actuel, ainsi que les modes dont celles-ci convoquent des vies ordinaires. Dans ce sens, j'ai
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convoqué les images les plus diverses et hétérogènes pour la thèse. Plus qu'une analyse du champ du documentaire et d'œuvres appartenant à ce champ, cette recherche a tourné autour de ce champ cartographiant des forces et des problèmes qui, d'une façon transversale, traversent les réalisateurs, les critiques, les personnages et les spectateurs du documentaire.
Cette thèse a le documentaire comme centre mais n'a maintenu que des dialogues ponctuels avec la théorie du documentaire. L’option de rester au bord, plus attentif à ce qui affecte le documentaire plutôt qu'à une historisation ou une classification, m’a éloigné d'auteurs qui ont beaucoup contribué dans ce domaine comme Bill Nichols, François Niney ou Michael Renov. Il m’a semblé nécessaire de m’éloigner de ce domaine pour être à même d'incorporer des images comme celles de Barrados no Big Brother ou d'une vidéo voyeuriste au You Tube, ce qui aurait été plus difficile dans un arsenal théorique du documentaire. Ces images seraient sans doute trop pauvres, trop faibles. Nous finirions par les abandonner, mais néanmoins elles nous interpellaient. De nouvelles formes d'entrée devenaient nécessaires. Il y a un régime d'images qui nous semble singulier et qui est apparu au cours de ces dernières décennies. Un régime comportant des images documentaires mais dont l'histoire et la théorie circonscrites à ce domaine sont insuffisantes pour brosser l'univers contemporain des images où le documentaire se retrouve. Par des voies erratiques, le documentaire nous mènera du dispositif aux stratégies de pouvoir contemporaines du capitalisme immatériel.
Dans ce processus, il s'agit moins d'indiquer avec quelles structures et selon quelle filiation les œuvres se constituent que d'inventer une pratique de transbordement d'un film à l'autre, d'un geste à l'autre; une dynamique de résonances réciproques plus susceptibles de multiplier que d'expliquer. Les images échappent ainsi aux interprétations et demandent d'autres images, produisant une hétérogénéité qui est requise par les œuvres, tout en étant une méthode en soi. C'est justement cette impossibilité de systématisation méthodologique que nous avons choisi d'expérimenter en permettant que les concepts et les images, les gestes et les procédés d'individuation se superposent
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et glissent les uns sur les autres. Non pas que la thèse choisisse de ne pas approfondir les concepts. Lorsque je touche à la question de la biopolitique, de l'individuation ou de la démocratie, je suis le chemin et les élaborations des auteurs que j'ai privilégiés, je suis attentif à l'usage et aux conséquences des concepts, néanmoins ce sont les passages entre eux qui peuvent paraître étranges. C'est le passage entre Simondon en 1958 et le capitalisme contemporain avec Boltanski et Chiapello, par exemple, qui est le fruit d'une transposition des problèmes et de création entre différents domaines. Dans ce cas spécifique, Gilles Deleuze et Félix Guattari en sont les responsables. Une importante partie de ce que les sociologues ont appelé une critique artistique du capitalisme est fondée sur la pensée post-68 et travaillée par les philosophes fortement influencés, à leur tour, par la pensée critique du substantialisme et du hylémorphisme de Simondon (SIMONDON, 2007) que j’aborderai dans le chapitre 2.
En me rendant compte que le dispositif impliquait un rapport de forces et d'expériences qui dépassaient le film-dispositif, je choisis dans cette recherche de faire un mouvement plus risqué. À partir de la conceptualisation du dispositif, j'ouvre la possibilité de continuer à travailler avec la notion comme un domaine de tension dans lequel les rapports deviennent politiques, ce qui implique de faire en sorte que les pouvoirs s'abstiennent de coexister en un dispositif, justement parce que je comprends qu'en son intérieur, les tensions et les expériences avec la différence sont inévitables. Le dispositif s'éloignait ainsi de la notion de film-dispositif pour devenir un domaine susceptible de se constituer ou non en une grande quantité d'œuvres où le hasard, l'incontrôlable, la méta- stabilité et l'événement entraient un jeu. Autrement dit, les puissances des dispositifs ne sont pas restreintes aux œuvres dites films-dispositif; celles qui inventent des situations rendant possible un événement. Pour comprendre et analyser les pouvoirs et les forces en tension dans ce champ hétérogène, je consacre une grande partie du deuxième chapitre de cette recherche au développement des concepts qui nous permettent de naviguer dans les dispositifs. Avec Simondon, j’aborde la notion d'individuation comme le mode
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selon lequel les individus sont affectés par les mouvements, les expériences et les évènements d'un tout collectif et hétérogène où l'individu est constamment en train de se constituer et de se défaire par rapport à lui-même. Ce que Simondon a nommé une réalité trans-individuelle comprend l'individu comme processus en individuation. Le lieu de l'individu devient ainsi un lieu immanent et non-structuré où le documentaire et l'image font partie d'une production collective et anachronique. Le dispositif devenait un champ à être revendiqué, à être maintenu, inventé et crée, où un individu pourrait, comme l'affirme Simondon, vivre la virtualité d'un être polyphasique chez lequel le passé pré-individuel accompagne l'existence de l'être en se maintenant en germe pour de nouvelles individuations. Dans ce chapitre, pour comprendre l'individuation, nous nous rapprochons de concepts issus de l'univers même de Simondon, comme la métastabilité, de la notion de modulation que Deleuze va partager et développer à partir de Simondon et des dynamiques entre le virtuel et l'actuel, chères à la pensée de Deleuze et reprises par des auteurs comme Pierre Levy (LEVY, 2001). Ces concepts nous ont aidés à faire des transitions plus complexes entre ce qui affecte l'image et ce qui affecte la vie.
Représentation et expérience
Si nous pouvons penser le documentaire comme inventeur d'un dispositif, comme champ d'individuation et de création hétérogène, cela implique de reconnaître que, pour que le champ existe, les acteurs doivent également être les producteurs de ce champ. C'est dans ce sens que la notion d'expérience et notamment la notion d'image-expérience apparaît. Si le dispositif dépend d'une action des individus et non pas d'une libre interaction entre des parties isolées et absolument déconnectées, cela nous oblige à comprendre le rôle des forces et des individus qui forgent le dispositif. Deux possibilités se présentent, dont nous ne retiendrons qu'une.
La première se présente comme une force qui à un moment donné fait partie du dispositif et à un autre en est exclue, passant à agir du dehors, loin de
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la tension qui existe entre de multiples acteurs, des lieux de paroles, des discours et des esthétiques. La seconde apparaît comme une force qui interfère sur le dispositif pour le maintenir comme champ de tension, sans être exclue du dispositif en tant que champ démocratique, comme nous le verrons plus loin.
Ces deux gestes sont absolument distincts, même s’ils sont effectués par des individus agissant sur et dans le dispositif. Le premier transforme le dispositif en une rencontre hétérogène tournée vers une fin, limitant et organisant les parties du dispositif. Le second empêche qu'une force soit exclue, résorbant l'excès propre aux différentes parties. Comme il semble évident, c'est justement au moment où l'image apparaît comme une partie qui résorbe l'excès et maintient la virtualité des parties que l'image devient une image-expérience.
Selon Bill Nichols, le film ne double pas l'individu, bien sûr, mais prend sa place. Il le représente. Cette perception de Nichols sera questionnée tout au long de ce travail. Non pas d'une façon directe, mais en tant que principe même. La notion de dispositif et d'expérience s'éloigne de la représentation. Dans ces cas, comme nous le verrons, les énoncées tendent à devenir collectifs, alors que la représentation fonctionne comme des énoncés individualisants qui imposent des séparations explicites entre les auteurs et les personnes filmées, entre les documentaristes et les personnages. L'expérience est excessive par rapport à la représentation, excessive à la pensée qui transforme le multiple en l'un, comme dans le cas de la représentation. La notion d'excès sera travaillée dans le chapitre 3. Toute expérience implique un supplément, un excès par rapport au dicible et au sensible dans un dispositif donné. Un incommensurable là où les corps circulent et se mettent en rapport. Une impossibilité d'unité entre les acteurs d'un champ démocratique. Mais comme nous le verrons, également dans le chapitre 3, ce n'est pas en opposition à la représentation que nous penserons ces images.
Cette notion d'excès nous aide au moment où l'image sur soi et sur l'autre advient comme un désaccord nécessaire entre les parties. Un désaccord qui fait partie du processus d'individuation présents dans le dispositif. Ce désaccord est nécessairement excessif justement par l'impossibilité et la puissance de ne pas
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pouvoir faire coïncider l'objet avec l'image, la parole avec l'objet. L'excès propre à l'expérience n'est pas séparé d'une virtualité inventée par une poétique de l'œuvre, par les rythmes, les connexions et les dispersions. Il ne s'agit pas d'un désaccord seulement parce que l'image n'est pas une image nue, mais parce qu'elle n'est pas une image de, faisant partie des mouvements excessifs en eux- même où il y a l'effort, la compétence et la poétique de ne pas annuler cet excès. L'excès n'existe pas dans la rencontre parce que des formes différentes ou des opinions différentes se voient confrontées, mais parce que sur un même objet, sur un même récit, les acteurs occupent des lieux différents que le dispositif met en contact.
L'expérience qui se donne à voir dans un documentaire nous intéresse au sens où elle se présente comme une image où des multiples forces se mettent en rapport, rendant possible un événement. Un point à partir duquel la pensée se renouvelle. Ce qui nous oblige à penser, c'est l'apparition d'une énonciation qui déstabilise le partage de ce qui est donné à sentir et à dire par un individu donné ou un groupe. La présence intempestive d'un mot ou la revendication qui m'oblige à revoir ma place, c'est ce qui m'oblige à penser.9
Il s'agit justement d'une multiplication nécessaire, un effort qui intensifie ce que le simplement visible tend à organiser et à immobiliser. En ramenant l'image vers la tension du multiple, nous lui retirons son caractère exemplaire. Elle n'illustre ni répond à un problème déjà donné. Ainsi, l'image s'insère dans l'expérience de celui qui pense et qui vit. L'image se dédouble entre une présence d'un savoir sur le visible qu’elle contient, et un non-savoir, non pas
9 Qu'est ce qui nous force à penser? Réponse de Suely Rolnik dans un texte sur Guattari: "Ce qui nous force (à penser), c'est le mal-aise qui nous envahit lorsque que les forces de l'environnement où nous vivons et qui sont la consistance même de notre subjectivité forment de nouvelles combinaisons provoquant des différences d'état sensible par rapport aux états que nous connaissions et dans lequel nous nous situions. Dans ces moments, c'est comme si nous étions dans une image floue et pour reconquérir sa netteté, nous devons fournir l'effort de constituer une nouvelle figure. C'est là qu’intervient le travail de la pensée: grâce à lui nous traversons ces états sensibles qui, bien que réels, sont invisibles et indicibles, pour aller vers le visible et le dicible". (Rolnik, Entretien avec Lira Neto et Silvio Gadelha, paru dans O povo, Caderno Sábado: 06. Fortaleza, 18/11/95; sous le titre de"A inteligência vem sempre depois")
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comme énoncé, mais comme ouverture sur d'autres images et lignes du dispositif - individus, mémoires, pouvoirs, etc. La représentation, alors, est moins un problème conceptuel dans cette recherche qu'une face de l'image, l’une des lignes de force et d’action traversant les images. Pour Rancière, dans le régime esthétique un art anti-représentatif n'est pas un art qui ne représente plus. C'est un art qui n'a plus de limite dans les choix du représentable ni dans les moyens de représentation (RANCIERE, 2003). La visée de Rancière est que certains thèmes ne soient pas considérés comme irreprésentables, comme si aucune image ne pouvait être produite sur la Shoah, par exemple. Que l'on n'attende pas non plus des images totales, qui rendraient compte de la totalité de l'événement, ce qui ne serait possible qu'en faisant appel à une image du sublime. Aussi bien Didi-Huberman (DIDI-HUBEMAN, 2004) que Rancière (RANCIERE, 2003) s'éloignent d'une vision dichotomique qui met la représentation d’un coté et son absence de l’autre. Dans le domaine du documentaire, ce recul est beaucoup plus difficile, néanmoins c'est suivant cette piste, d'une image précaire, fragmentée, lacunaire, incomplète, que nous réussirons à le produire et à le penser. L'image va ainsi chercher le spectateur pour participer à sa précarité et aussi à l'excès d’expérience, à la possibilité d’événement qui existe dans la virtualité de l'image.
Ce qui existe dans l'histoire, dans la vie, dans l'individu entre dans le dispositif comme une partie d'un tout mobile et modulable distant d'une instance extérieure qui puisse, du dehors, organiser une représentation, ajuster une image à un individu, une image à un objet, réduisant ainsi l'image à une signification discursive. La première inadéquation surgit alors au moment où le réalisateur quitte sa place séparée du dispositif pour venir en faire partie, pour habiter une image en une invention collective de pensée. Pénétrer le dispositif configure l'interruption discursive du réalisateur. Avec Magno, D'Agata ou Varda, dans le cadre, l'image n'est plus séparée du processus, n'apparaît plus comme un discours séparé de ce qui rendait impossible ce même discours.
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Avant et après les images
Si nous nous concentrons sur les forces et sur la production de déplacements sensibles provoquées par les images, plutôt que sur l'interprétation de celles-ci, c'est justement ce qui précède et ce qui suit les images qui doit aussi nous intéresser. Le hors-champ ici n'est pas spatial ou un espace quelconque comme dans un film d’Antonioni, mais renvoie à de nouvelles images, à d'autres médiations, à d'autres processus d'individuation. Le documentariste, comme partie de ce dispositif, apparaît comme un opérateur des forces, comme un expérimentateur. La notion d'image-expérience que j’ai proposée apparaît justement dans cet interligne - des forces qui dépassent le cinéma et le documentaire - d'un dispositif. Un processus de montage non régi par une instance extérieure. Il faut que l'image, la vie et l'autre rencontrent toujours des déchirements qui les mènent vers d'autres vies et d'autres images. Ces déchirements que nous opérons ici sont souvent anachroniques, récupèrent des films et des concepts à partir d'une élaboration contemporaine, brisent le temps en introduisant un non savoir essentiel face aux images.
Une partie de notre stratégie consiste à ne pas privilégier une périodisation des films et des objets qui traversent cette recherche. Il n'est pas nécessaire de dialoguer seulement avec des concepts et des images contemporaines pour aborder et inventer les questions qui circulent dans le champ du documentaire contemporain. Apporter une ouverture pour les œuvres a impliqué également un déplacement de ces œuvres elles-mêmes, d'une téléologie et d'un contexte temporel; les rendre anachroniques - comme nous le faisons avec Lost, Lost, Lost (1976) de Jonas Mekas ou avec Jardim Nova Bahia (1971) de Aluysio Raulino – est une stratégie qui maintient l'ouverture et la puissance de certaines images qui sont encore opératrices dans le présent.
L’image, a écrit George Didi-Huberman, n’est pas dans l’histoire comme un point sur une ligne. Elle n’est ni un simple évènement dans le devenir historique, ni un bloc d’éternité insensible aux conditions de ce devenir. Elle possède – ou plutôt produit – une temporalité à double face [...] Cette temporalité à double face fut
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donnée par Warburg, puis par Benjamin – chacun avec son vocabulaire propre -, comme la condition minimale pour ne pas réduire l’image à un simple document de l‘histoire et, symétriquement, pour ne pas idéaliser l’oeuvre d’art en un pur monument de l’absolu (DIDI-HUBERMAN, 2000, p. 91).
La liberté de transiter entre des temps et des films différents, entre Mekas et Raulino fait partie d'un défi, celui de l'importance de l'anachronie comme manière de faire survivre et respirer les images et les affinités entre des productions. Dans le cas de Jardim Nova Bahia, une entreprise non réussie selon Jean Claude Bernadet (BERNADET, 2003), c'est dans le dialogue avec des films contemporains A pessoa é para o que nasce (2006) et No Rastro do Camaleão (2007) et avec de nouvelles façons de regarder un documentaire, motivés par des questions contemporaines, que nous pouvons revenir au film pour percevoir la pertinence et la puissance du projet. L'anachronisme est une forme d'actionner de nouveaux devenirs, un rapport avec le temps inséparable de sa virtualité. Configuration et défiguration du futur et du passé qui forgent des objets polychroniques et surdéterminés (DIDI-HUBERMAN, 2000).
Le défi de cette recherche passe par le dialogue avec le processus créatif des œuvres et une ébauche des lignes de tension entre ce processus et un état plus général de l'image où la vie des gens est la puissance qui nous intéresse le plus. Il s'agit d'une cartographie des tensions au tour de l'image et des subjectivités médiatiques (BALTAR, 2007) contemporaines. Les images des documentaires ne sont pas insensibles à ces autres pouvoirs, autres images et autres formes d'expériences souvent anachroniques. Expériences issues de champs multiples.
Les films et les objets audiovisuels avec lesquels j'ai travaillé ne sont pas expliqués ni interprétés. En vérité, peut-être pourrions-nous dire qu’il s’agit ici d'un autre type d'approche, celle qui, au lieu d’analyser l’image ou le film, cherche plutôt à se connecter à d’autres images, à d’autres modes d'être, à d’autres éthiques et d’autres forces. Le rapport entre les œuvres devient ainsi un processus de montage qui rompt avec l'isolément du champ où elles pourraient traditionnellement se trouver. Ainsi les œuvres se dédoublent en des concepts et
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des œuvres nouveaux, glissent par les ouvertures laissées par les images elles- même, selon la formule de Jean-Luc Godard: « Il n’y a pas d’image, il y a que des images. Et il y a une certaine forme d’assemblage des images : dès qu’il y a deux, il y a trois. C’est le fondement de l'arithmétique. C'est le fondement du cinéma » (GODARD, 1998, p. 430).
Le choix du corpus pourrait obéir aux délimitations de genre à l'intérieur du geste que j'avais privilégié. S'il en avait été ainsi, j'aurais pu choisir de travailler avec des films-journal, des autoportraits, des films de voyage ou des documentaires performatifs pour traiter de l'image-expérience, ce qui en effet a guidé la thèse durant une bonne partie de la recherche. Mais le choix de ces sous-genres soulevait de nouveau le problème de poser des frontières dans un espace de mélanges, et ne me laissait pas d'ouverture pour une approche de gestes et de détails présents dans les films ne correspondant pas aux sous- genres en question. Parallèlement à l'attention que je portais aux processus d'individuation et de potentialisation de la vie comme résistance paradoxale, si chers à la biopolitique contemporaine, d'autres problèmes et images débordant cette limite attiraient aussi mon attention. Il fallait comprendre le documentaire comme faisant partie d'un dispositif beaucoup plus vaste pour penser ce qui effectivement m'intéressait: ses formes de participer à l'invention de la réalité qui se sert de la vie et réinvente ses puissances.
D'une certaine façon, la thèse reproduit un processus de conflits constants avec les films et les théories qui, au fur et à mesure, niaient, confirmaient et complexifiaient nos hypothèses. Les objets de cette thèse ne se sont pas constitués comme une fin, mais comme une partie d'un processus qui était constamment déplacé par les œuvres et par les images. Les forces qui traversent les images se multipliaient tout en devenant la connexion vers d'autres images et d'autres concepts. D'un concept à un autre il y a des idées qui se répètent et la rencontre avec différents champs et différents auteurs est également une manière, pour une idée, de ne pas cesser de se différencier.
Le premier questionnement sur l’image-expérience s’est fait autour de travaux dans lesquels les réalisateurs étaient directement impliqués dans
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l’image. : Carlos Magno, Agnès Varda, Jonas Mekas et Antoine d’Agata. Travaux habités par la vie sans, d’une part, faire partie d’une stratégie véridique – qui passe souvent par la réflexibilité – dans lesquels l'incontrôlable et la première personne sont synonymes de transparence, et d’autre part, où le défi est de maintenir la vie comme lieu d’invention et de création, sans respecter les frontières de l’individuel ou du collectif, empêchant la capture de la différence et du singulier comme identité pouvant être cataloguée. D’un côté, la vie gagne des dimensions qui la connectent avec ce qu’il y a de pré-individuel, de collectif, d’affectif et d’anachronique, et de l’autre, découlant de cette création sensible et affective, se trouve le spectacle et le capital qui tentent de capturer cette même vie sous forme de produits ; Retrato Celular10, Big Brother, publicité d’assurance- vie, tennis Puma, soutien à l’équipe de football de la Jamaïque. Je me suis intéressé à poursuivre la piste de l’expérience et du dispositif autour d’images très personnelles qui, tout en mettant la vie elle-même en scène, opérait une écriture désindividualisante, un montage qui permettait toujours un savoir et une sortie de soi et de la scène. Image bifurquée dans laquelle le je se place au centre d’un processus qui le divise incessamment en deux.
Invitation à l’expérience
Cette sortie de soi ne se résume certainement pas à une libération individuelle, à une pratique de soi déconnectée d’une dimension politique. Autrement dit, l’expérience n’est pas simplement la vérité de celui qui la vit –de l’expérimentateur, de l’artiste – mais également celle du lecteur, du spectateur. L’œuvre agit pour le spectateur comme un shifter de subjectivation (GUATTARI, 1992), en provoquant une rupture moléculaire susceptible de perturber les redondances dominantes, autrement dit, l’œuvre, en tant qu’expérience, agit en convoquant l’autre. L’autre, non pas comme celui qui s’oppose au « je », mais comme celui qui s’oppose au même. C’est en ce lieu, en opposition au même, que le spectateur existe. Tout un effort éthique et esthétique pour rendre compte
10 Emission télévisé discuté dans la thèse
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de l’évidence : le je ne parle pas, le je ne dit pas, il fait partie du langage et opère dans le langage. Dans cette politique de l’image, dire je est une façon d’opérer simultanément, avec les images, une ré-appropriation du langage et une sortie de soi.
Cette expérience désindividualisante, considérée à partir du dispositif, peut opérer l’élaboration d’une architecture et d’une logique relationnelle et dissensuelle d’une part, et l’abandon de ce même espace, d’autre part. Il ne s’agissait pas d’opérer de l’extérieur, comme dans Big Brother ou Estamira (2006), que nous étudions dans le chapitre 5, mais de quitter les amarres qui reliaient les lignes les plus actives qui produisaient des sons et des images. À d’autres moments, cela impliquait un retour, une réorganisation de ce champ de possibilités qu’est le dispositif. L'aller-retour des individus qui constituaient la scène a souvent été le geste qui rendait le film traversé par le monde et par les forces excentriques que le film détenait. Ces mouvements de sortie – le réalisateur qui ne dirige plus, le personnage qui ne répond plus, le spectateur qui s’exclut – ont été des façons de créer ce champ sans finalité, ce manque de limite pour les possibilités énonciatives dans les images et les sons que j’ai privilégiés. Le documentaire apparaît alors comme construction et déplacement, individuation et désindividuation; ce n’est qu’ainsi que l’on peut imaginer une coupure venue dont on ne sait qui, ni comment, une parole intempestive, une image qui bifurquerait tout; ainsi il serait possible alors de penser le documentaire comme un espace où l’inégalité serait mise à l’épreuve, comme un espace scandaleux qui viendrait à être occupé par un quelconque (GUIMARÃES, 2007). Ce n’est que dans ce soin abandonné que serait rendu possible les nécessaires inadéquations entre les noms, les identités et les rôles qui devraient être remplis ; l’enfant agissant comme un adulte, le cinéaste comme un enfant, le père comme un cinéaste, le fils comme reporter, etc. Les inadéquations étaient imprégnées par la politique, par la perturbation des places désignées à chacun des acteurs présents. Le film n’est pas le début ni la fin d’un mouvement, mais plutôt un geste à l’intérieur d’un grand dispositif de lutte et de création où la vie n’est pas séparée de celui qui agit et crée, ni immune de ce qui
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la module. Le documentariste fait partie d’une politique dans la mesure où ses gestes et paroles s’efforcent d’être dans le monde et son immanence, dans ce qui se présente comme monde, ou encore, en s’incluant dans ce qui existe et en même temps en abandonnant ce qui existe, en laissant le monde connu, comme si sa sortie était en soi ce qui transforme la perception.
Esthétique et politique
Du dispositif à l’expérience, se pose alors la question politique et son rapport à l’esthétique. Le questionnement mené sur les films et les individus concernés par le dispositif rencontrait un point d’où il n’était plus possible de les séparer des modes d’opération, d’organisation et de potentialisation du dicible et du sensible, des individus eux-mêmes et des conditions que le dispositif construisait pour cela. Celui qui était à l’image et qui par elle faisait une expérience du monde me demandait un regard sur ces organisations et ces partages du sensible (RANCIERE, 2000), et les œuvres elles-mêmes, perçues comme dispositifs, se révélaient comme des formes d’invention d’un espace de tension entre les pouvoirs et les individus, les pratiques de la vie et les pratiques artistiques. La politique rencontrait l’esthétique, non pas parce qu’elle rendait le spectateur, ou tout autre individu participant au dispositif, conscients d’un certain état des choses – ce n’est pas par l’absence de dénonciations que l’exploitation continue à exister – mais parce qu‘entre l’esthétique et la politique se dessine une certaine organisation des formes et des objets, de ce qui est à dire et à sentir, qui peut mobiliser ou pas un geste ou un mot qui perce les places, les configurations spatiales et temporelles dans lesquelles se trouvent les individus. Nous avons toujours su que la force du documentaire ne résidait pas dans la possibilité d’expression d’une minorité, cela était entendu d’avance. La présence de l’exploité ou de l’exclu à l’image ne garantit rien. En paraphrasant Octavio Paz, nous pourrions dire que la valeur d’une œuvre est dans les signes qu’elle nous révèle et dans la possibilité de les combiner, possibilité qui est essentiellement une construction rythmique, la pause et l’accélération, la
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raréfaction et l’excès, le silence et le fracas, la liaison et la fissure, le mécanique et le délire : avec le spectateur un documentaire est une machine à signifier.
À chaque étape de la thèse se jouèrent des stratégies de capture et de résistance des formes selon lesquelles la vie se singularisait. Ce parcours théorique s’est forgé dans l’approfondissement du problème du documentaire comme donnant à voir des formes de vie exclues, exploitées et singulières, celles qui suscitent moins d’intérêt et de spectacle, celles qui sont ordinaires et répétitives. Depuis ma réflexion au sujet des dispositifs comme stratégie pour la construction du film, la recherche a été sur cette connexion entre une écriture contemporaine, confrontée aux problèmes contemporains, et ces modes de vie.
Il ne s’agissait pas de penser une opposition entre le documentaire et le monde, entre le documentaire et la vie, mais plutôt de le comprendre comme faisant partie d’un processus qui n’exclut ni la vie ni le cinéma. La vie et les documentaires – et tous les opérateurs du sensible – science, art, technologie - ont en puissance la possibilité d’être des fonds de virtualité qui opèrent l’individuation et c’est ce principe qui a conduit la recherche vers des chemins non prévus au départ. A chaque pas dans ce défi, je me suis confronté à des pouvoirs et à des forces qui devaient être travaillés, pour cela j'ai cherché à penser aux modes de capture des singularités et des différences dans le capitalisme contemporain, en m’approchant d’Antonio Negri, Michael Hardt et André Gorz, en essayant de comprendre les limites du paradoxe qui se posait dans notre défi initial, lié aux puissances connectives du dispositif. Si le documentaire et le capital s’intéressaient justement aux puissances vitales, expérimentales et connectives des individus, c’était ce paradoxe qu’il nous fallait affronter.
La vie comme valeur en soi
En 1970, au cours d’une interview, Félix Guattari explicitait la transformation de la relation entre vie et capital qui allait devenir la base de toute pensée autour de la biopolitique comme manière de résistance paradoxale. Les
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paroles de Guattari, presque quarante ans plutôt, sont emblématiques de la relation actuelle entre le capitalisme et la biopolitique :
Si la première phase de la révolution industrielle a été celle qui consistait à transformer les individus en robot, en automate, avec la parcellisation du geste du travail, maintenant, de plus en plus, dans le sein même de l’évolution des forces productives est posé le problème de la singularité, de l’imagination, de l’invention. De plus en plus, ce qui sera demandé aux individus dans la production c’est d’être eux-mêmes.11
Si je reprends ici la question de la biopolitique en général et du documentaire en particulier, c’est parce que la production de documentaires, comme aussi la critique, ne sont pas immunes – heureusement – à un grand processus social qui a reconfiguré les places de notions comme les singularités, connexion, écoute et authenticité, si chères au documentaire. C’est le lieu même de la vie ordinaire, qui a toujours intéressé le documentaire, que l’on reconfigure.
Des films qui recherchaient une authenticité de la vie, sans l’intervention de la caméra ou du cinéaste, comme dans Cinema Direto des années 60, aux documentaires réflexifs et performatifs, pour nous en tenir à la classification de Bill Nichols12, la différence ou la formation d’un dispositif dans lequel l’authentique et le singulier peuvent apparaître a orienté une bonne partie de l’histoire du documentaire, surtout du documentaire moderne. Dans le singulier, il y a une puissance d’invention qui transforme le monde. Ce principe intervient
11 Les Vendredis de la Philosophie. Émission radiophonique, France Culture, Archive INA – 26/04/1970. 12 Pour le théoricien américain Bill Nichols, fortement inspiré par la méthodologie de Michel Foucault, le documentaire est un ensemble de « pratiques discursives et non- discursives » qui ont révélé les mouvements définis comme tels. Il s’agit, en fait, d'un « domaine », affirme Nichols, constitué de films, techniques, conventions, méthodologies, termes, catégories qui produisent et soutiennent cette forme de cinéma depuis les années 20. Et dans cette optique-là c’est effectivement un champ qui se différencie de la fiction. Dans son livre Representing Reality (Nichols, 1991), Bill Nichols établit une classification touchant toute l’histoire du documentaire en quatre modes différents de représentation de la réalité, qui sont : l’exposition (documentaire classique), l’observation (cinéma direct), le filme de participation (cinéma-vérité) et le film réflexif. Dans un livre publié en 1994 (Blurred Boundaries: Questions of Meaning in Contemporary Culture), Nichols a enrichi sa classification en y ajoutant un autre mode : le mode performatif.
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quand Deleuze écrit que « c’est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à fictionner, quand il entre en flagrant délit de légender et contribue ainsi à l’invention de son peuple » (DELEUZE, 1985, p. 196). Indépendamment des moyens de production mis en œuvre, ou de la présence du réalisateur, ce sont les individus et leur place singulière au monde qui marquent cette histoire comme source de vitalité pour le monde comme un tout, pour la vie en général, pour de possibles futurs. Au travers de procédés comme donner voix à l’autre, « fabuler avec », « devenir autre » ou encore sauver le réel avec l’autre, nous rencontrons dans le documentaire des manières de dire le monde, et qui, en le disant, construisent un monde ouvert à la différence et à l’expérience de l’autre.
En commentant, par exemple, le documentaire étendu de Maurício Dias et Walter Riedweg, Consuelo Lins dit qu’ils construisent une machine relationnelle, qui n’est pas sans lien avec la première notion que nous avons étudié, le dispositif. Elle interroge :
Quels effets produit cette machine ? Plusieurs mais peut être le plus important est de montrer que les êtres et les choses n’existent qu’à travers la relation, que personne ne peut vivre sans les transformations induites par l’autre, et qu’en fonction des interactions auxquelles nous sommes exposés, nous pouvons créer des nouvelles identités, avoir des réactions inhabituelles, vivre différents rôles, et non pas seulement ceux auxquels nous obligent le monde social [...] Les dispositifs servent essentiellement à cela : créer des mécanismes pour déplacer ou dissoudre, même provisoirement, des formes rigidifiées de se percevoir soi-même, le monde et l’autre, en ouvrant ainsi à d’autres manières possibles de voir et d’être ». (LINS, 2007)
Ainsi les dispositifs permettent de rencontrer l’autre, ce qui rend possible une création de soi et du monde qui nous libèrent de nos rôles sociaux. Cette position de Consuelo Lins a traversé le problème de l’individuation, du dispositif et de l’expérience et se rattache à l’éloge connexionniste, qui, en dehors du documentaire, a gagné de l’ampleur depuis 2000, surtout autour du travail du critique français Paul Ardenne et de son livre Un art Contextuel (ARDENNE, 2004). Selon Ardenne, se mettre dans le contexte signifie établir des connexions qui refusent la distance entre l’artiste et la réalité, d’où l’éloge du chercheur à l’art
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contextuel et aux circonstances dans lesquelles il intervient. Ce corps à corps avec le réel est suivi de la nécessité d’expérimenter – à soi-même et au monde -, de connecter, de se mettre en relation avec l’autre, de chercher des co- implications, des confrontations avec l’espace collectif, de l’action plutôt que la contemplation, d’une expansion fondée sur l’expérience – toujours plus, toujours autre – et enfin d’une position plus politique qu’esthétique. Pour Ardenne, la politique passe alors par l’expérience. L’expérience, c’est ce qui permet d’élargir le savoir, les gestes, les attitudes, les connaissances, de dynamiser les créations et les connexions permettant de vivre des phénomènes inédits et de meilleures façons d’habiter le monde. « L’artiste est un connecteur », plus qu’un créateur, il travaille en connexion et avec l’autre.
Ce n’est donc pas par hasard qu’Ardenne commente l’œuvre Bichos (1962) de Lygia Clark comme un « moment –clé » de la pratique contextuelle dans laquelle l’artiste « peut mettre de l’huile dans les rouages de la vie collective, et ce faisant, devenir un multiplicateur de démocratie » (ARDENNE, 2004, p.184). Ardenne cite l’artiste conceptuel polonais Jan Swidzinski, pour trouver une définition de cet artiste connexionniste : « Etre artiste aujourd’hui c’est parler aux autres et les écouter en même temps. Ne pas créer tout seul, mais collectivement » (ARDENNE, 2004, p. 180).
Ardenne se rapproche ici d’un aspect important du concept de dispositif que je développe. L’éloge et la présentation des puissances connectives de l’expérience et de l’individuation qui nourrissent les images-expérience au sein des dispositifs pourraient mener à la conclusion de cette recherche. À vrai dire, c’était l’hypothèse initiale. Cependant, la dimension également expérimentale de cette recherche a amené deux autres problèmes concernant les images contemporaines qui nécessitaient une intervention, et m’ont conduit à m’interroger sur mes propres présupposés. Lorsque j’avançais que dans le dispositif il y a une lutte, que le film-dispositif n’est pas donné ni résolu par les règles qu’il comporte, j’annonçais justement les limites et les paradoxes d’un éloge à la production de subjectivité, de l’expérience comme action politique et comme force de résistance aux pouvoirs plus opprimants.
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La tension présente dans la phrase de Guattari se multipliait. La singularité, l’invention et la création de soi et avec l’autre ont laissé le champ des résistances pour être partagées par des pratiques et des discours bien éloignés des documentaires. Au cours des vingt-cinq dernières années, au cœur du capitalisme, les développements de la perception embryonnaire de Guattari sont réunis dans le livre Le nouvel esprit du capitalisme (BOLTANSKI; CHIAPELLO, 1999). Les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello étudient le lien entre la critique au capitalisme et la forme dont celle-ci s’est confondue avec le discours même du capitalisme, ce qui n’invalide néanmoins pas la critique, point très important.
Dans le chapitre 4, Boltanski et Chiapello retracent et identifient dans le marketing la matérialisation de la biopolitique. C’est ce chemin que nous avons tracé, de Foucault à Negri, en pensant comment les individuations, les expériences et les puissances connectives des individus et des groupes sont imprégnées par le biopouvoir. Contrairement à ce qui se passe dans l’ère disciplinaire, les productions subjectives ne sont pas des restes, mais l’essence même de ce qui nourrit le capitalisme contemporain et sur quoi repose tout son effort de captation. Car pour Negri et Hardt, « aucune subjectivité n’est à l’extérieur [...] nous existons tous entièrement dans le domaine du social et du politique » (HARDT; NEGRI, 2003, p. 375). Espace d’opération de l’économique et du subjectif, l’Empire est, d’après les auteurs, un « tissu » rhizomique et sans mesure, biopolitique dans lequel « les relations entre les manières d’être et les segments du pouvoir sont toujours reconstruits et varient indéfiniment», (HARDT; NEGRI, 2003, p. 377). L’héritage deleuzien est explicite et revendiqué par les auteurs. C’est dans un monde qui est devenu un espace lisse, loin de l’action policière des Etats, au moins par rapport à certaines facettes de la vie humaine, qu’il est devenu possible de penser cette expérience d’une puissance proprement biopolitique de la multitude.
Dans le cinquième et dernier chapitre, je fais un retour au documentaire, en m’arrêtant sur le champ et en apportant la notion de démocratie proche du philosophe Jacques Rancière. La démocratie apparaît comme la puissance qui
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sépare un individu ou un groupe de la place où il se trouve en même temps qu’elle produit de nouveaux liens d’appartenance. C’est dans ce déplacement qu’il est possible de penser l’égalité, dans le défi de construire un monde commun où on lutte pour la contingence des lieux subjectifs et pour l’égalité. La scène politique n’est plus ainsi un lieu d’accords qui organisent les relations et les pouvoirs, mais plutôt un lieu d’irruption d’êtres parlants, de langues et d’intonations dans un univers qui perd ses structures et son caractère policier de distribution des places, pour que soit possible une suspension des places qui marquaient l’inégalité. La politique n’est pas donnée a priori comme faisant partie de la nature humaine. Les partages qui deviennent stables, là où il n’y a plus d’excès de subjectivité troublant le partage, se retrouvent dans les places où la politique tend à disparaître.
Cette égalité possible d’occupation des espaces symboliques est le scandale de la démocratie, d’après Rancière (RANCIÈRE, 2005, 2004). La démocratie est en fait la déconnexion entre l’ordre civil et l’ordre naturel. Aucun ordre naturel n’est antérieur à la démocratie – le gouvernement des plus anciens ou des sages, par exemple – tel est le scandale de la démocratie, une absence de légitimité naturelle autorisant l’exercice du pouvoir. La démocratie n’est pas donnée dans une forme d’état ni dans une forme de société; pouvoir d’un peuple, d’une singularité qui n’est pas particulièrement légitimé par un système d’état ou économique ; pouvoir qui excède, sans aucune qualité éthique ou sociale en particulier ; pouvoir qui réfute une représentation adéquate.
Cela serait-il à la portée des images et des sons appartenant aux documentaires, qui partent de la création d’un espace d’interaction, d’un espace où les individus et les objets sont exposés aux pressions des uns sur les autres ? Ou encore, lorsque nous approchons ces œuvres, quels sont les gestes et les configurations pouvant forger cette dimension politique ? Jusqu’à quel point est-il possible de penser le documentaire comme un espace démocratique, comme un espace qui apprend et fomente les mutations du sensible ?
J’ai essayé de réfléchir sur l’événement politique dans l’immanence de l’œuvre, ce qui ne signifie certainement pas qu’elle soit séparée de tout un
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univers de pouvoir qui la fait exister. C’est dans cette tension inhérente à l’œuvre que peut surgir ou pas la politique, que les gestes et les sons peuvent fonder un champ démocratique d’évènements possibles, autrement dit, cette perception de la politique est inséparable d’une écriture, d’une relation avec le langage. L’écriture est ce qui détruit les bases données pour la circulation de la parole et la fait circuler au moyen de choix et d’articulations. L’écriture suppose une impossibilité de tout dire, un processus et une opération de pertes. L’écriture gagne ainsi un sens premier et fondamental, soit celui de l’intérieur du langage qui désorganise et révèle les forces qui obligent, non pas à dire quelque chose, mais à le dire d’une certaine façon et à certains interlocuteurs.
Ainsi, la politique n’est pas forcément présente dès qu’un individu a la parole. Ce n’est pas parce qu’il parle que l’homme devient un animal politique. La parole ne garantit pas le logos, « une inscription symbolique dans la cité ». Dans la lignée d’Aristote, Rancière (RANCIERE, 2005) explique que l’esclavage est la possibilité de comprendre le logos (aisthesis) sans y avoir droit (hexis). Cette distinction est révélatrice de la politique comme construction et comme écriture, en même temps qu’elle ne nous permet pas de résumer la politique ou les images que nous étudions au discours courant: «tout est politique». Dominique Noguez, par exemple, en traitant de la dimension politique du cinéma, se base sur Aristote pour affirmer que tout film est politique puisque « l’homme est un animal politique ». « Même le refus de la politique est, en soi, directement ou indirectement politique » (NOGUEZ, 1987, p. 51), écrit Noguez. Si nous suivons Rancière, ce que l’on nomme normalement politique, sera nommé police ; « l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de ces légitimations », (RANCIERE, 1995, p. 51). La police se définit alors comme l’instance énonciative qui se sépare de la tension d’où surgit l’image. Pour Rancière, la police n’est pas une institution, mais un principe de partage du sensible, qui, entre autres découpages, délimite l’élite ; ceux qui parlent et sont entendus sans avoir besoin
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de légitimer ce qu’ils disent, autrement dit, la légitimité est la forme même de l’espace occupé. 13
13 Dans ses Dialogues (1998) avec Claire Parnet, Deleuze emploie le mot police hors de son usage courant, entre guillemets, pour se référer à quelque chose de très proche du concept de Rancière. Dans ce passage, la police est une machine binaire et de sur codification, caractéristiques du pouvoir de l’Etat (Deleuze; Parnet, 1998, p.163). Le pouvoir de l’état – police – s’oppose à la machine de guerre, plus longuement développée avec Guattari dans Mille Plateaux dans lequel « L’état en effet ne se sépare pas, partout où il peut, d’un procès de capture sur des flux de toutes sortes, de population, de marchandises ou de commerce d’argent, ou de capitaux, etc » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 479). Toute une question de l’occupation de l’espace est impliquée dans cette conception de l’Etat comme police. L’une d’entre elles est très proche de cette notion que nous avons étudiée qui dit que dans la démocratie, on construit un champ où l’apparition d’acteurs intempestifs devient possible, dans des lieux divers. Cette perception de l’espace est donc très proche de ce que Deleuze a appelé un espace lisse, ouvert. Dans la fameuse distinction qu’il fait entre le jeu de Go et le jeu d’échecs, ce dernier apparaît comme un jeu qui s’organise d’une manière « policière » (Deleuze ne dit pas cela) dans lequel l’espace et les pièces sont réglées et codifiées, tandis que dans le jeu de Go se construit un espace qui permet que l’on apparaisse en «n’importe quel point»: le mouvement ne va d’un point à l’autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 437). Une différence que Deleuze souligne également quant à la relation que ces deux formes d’organisation de l’espace entretiennent avec la discipline: L’une disciplinaire, celle de l’Etat, et l’autre qui « répond à d’autres règles dont nous ne disons certes pas qu’elles valent mieux, mais qu’elles animent une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en question de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l’abandon et à la trahison, un sens de l’honneur très susceptible, et qui contrarie, encore une fois, la formation d’Etat » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 443). L’opposition à la police n’est donc pas la politique pour Deleuze et Guattari, comme nous l’avons montré chez Rancière, mais une machine de guerre, qui participe à la construction d’un espace lisse. Proche certainement de l’Empire théorisé par Negri et Hardt. Quand l’Etat s’affaiblit, la règle et la délimitation de l’espace ne se font plus entre un dedans et un dehors. Le dehors, selon les philosophes, apparaît de deux façons simultanées. L’une globalisée, de « grandes machines mondiales », indépendantes du pouvoir des états et des mécanismes locaux, des minorités, qui affirment « les droits de sociétés segmentaires contre les organes de pouvoir d’Etat » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 445). Ce nomadisme, dont il convient de rappeler la réserve que Deleuze et Guattari lui adresse, car on l’oublie souvent quand il s’agit de faire l’éloge du nomadisme et la déterritorialisation, ce nomadisme « accompagne une machine de guerre mondiale dont l’organisation déborde les appareils d’Etat, et passe dans des complexes énergétiques, militaires, industriels multinationaux. Ceci pour rappeler que l’espace lisse et la forme d’extériorité n’ont pas une vocation révolutionnaire irrésistible... » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 481).
L’espace nomade est ainsi un espace dans lequel la distribution des corps et des individus ne s’établit pas entre un dedans et un dehors. Le partage devient alors difficile à cerner, nous n’en percevons pas clairement ses limites, mais plutôt ses mouvements et ses connexions possibles. Or, si l’espace lisse n’est pas un partage policier, serait-ce parce qu’il n’est pas encore la politique, celle de l’irruption des acteurs intempestifs, celle de l’existence de la démocratie ? Ou bien se confond-t-elle avec l’Empire ? La question
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Dans le champ du documentaire, par exemple, la police peut être exercée par la voix off sous la forme d’une voix absolue, qui, comme on le sait, était très présente dans le documentaire classique, notamment celui de l’école anglaise des années 30, dont John Grierson était le leader et l’inventeur du procédé. Omniprésente et omnisciente, la voix off distribuait véritablement les places des individus et des groupes, organisant le partage, découpait les limites d’un seul monde. La présence de la police est aujourd’hui répartie d'innombrables façons dans les productions d’images. Les reality-shows constituent l’exemple le plus fini du nouveau statut de cette instance organisatrice extérieure qui fonctionne comme police, ainsi que je l’ai analysée dans le cas des Barrados no Big Brother (Image VIII). Contrairement à la voix off, la police dans un reality-show n’a même pas besoin d’habiter l’image. Les paroles des personnes filmées, ce participant/objet, sont toujours adressées à ces opérateurs du jeu où le spectateur est transformé en jury (COMOLLI, 2004).
La politique est d’abord la possibilité de réordonner ce qui est donné à sentir et à dire par des sujets quelconques plutôt que les discours des individus et des groupes qui opèrent ces reconfigurations. C’est la dimension collective de l’individuation qui autorise le devenir politique. Ainsi la politique peut être pensée comme ce qui arrive sans une fin prédéterminée, antérieure à un objectif. Nous nous approchons ainsi de Agamben, au sens où nous pensons que l’invention
reste ouverte pour le moment, mais ce que je veux soutenir est que dans l’image, dans la constitution de l’image où ces nombreux acteurs sont en tension, il y a toujours une présence de la police qui essaye d'arrêter les processus de production d’un commun et ainsi perd sa force, comme il y a toujours également le découpage du droit à la parole, qui cohabite l’espace lisse et la démocratie. C’est cela qui nous sert de référence pour approcher les deux manières de capter la production des « guerriers » intempestifs. C’est encore Deleuze et Guattari qui nous éclairent en nous rappelant que ces espaces ne sont pas constamment mélangés, et c’est cette tension qui n’écarte pas la nécessité d’une confrontation démocratique à l’intérieur de la production de subjectivité toujours excessive.
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des moyens, qui est le film lui-même, est propre à la politique. Agamben l’explicite dans ce passage de son article Notes sur la politique :
La politique est l’exhibition d’une médialité, le rendre visible, un moyen en tant que tel. Ce n’est ni la sphère d’une fin en soi, ni des moyens subordonnés à une fin, mais une médialité pure et sans fin comme champ de l’agir et de la pensée humaine » (AGAMBEN, 2004, p. 129).
Dans le cinquième et dernier chapitre, en étudiant des travaux étroitement liés au champ du documentaire, je m’approche de certains aspects de cinq films différents : Jardin Nova Bahia (1971) de Aluysio Raulino, Je les tuerai ?(1982) de Sérgio Bianchi, On naît pour ce qu’on est (2003) de Robert Berliner, Estamira (2006) de Marcos Prado et Dans les traces du caméléon (2007) d’Eric Laurence.14 C’est autour de ces films que nous analysons la notion de démocratie comme désaccord et dissension, la nécessité d’une écriture en relation à la production de subjectivité comme résistance aux forces qui empêchent la virtualité des modes de vie, et qui provoquent, soyons clairs, exploitation et exclusion. Pour que l’altérité qui existe dans le multiple puisse participer d’un champ démocratique, il ne suffit pas qu’elle existe, qu’elle travaille, mais il lui faut son désir pour cela, autrement dit, la production de subjectivité n’est pas essentiellement politique, cela vient dans un deuxième temps, dépendante de la démocratie.
14 Jardim Nova Bahia (1971) de Aluysio Raulino, Mato Eles ? (1982) de Sérgio Bianchi, A pessoa é para o que nasce (2003) de Robert Berliner, Estamira (2006) de Marcos Prado et No rastro do camaleão (2007) de Eric Laurence.
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Chapitre 1 Du dispositif - Rua de Mão Dupla
Ce que l’on peut voir et penser dans le film vient à partir de l’invention d’un dispositif. C’est à l’intérieur d’un dispositif que s’agencent les relations entre les individus15 et les groupes sans que se fonde un système. Il manque au dispositif la cohérence interne, il lui manque les frontières qui le séparent des autres dispositifs. Le dispositif est le nom d’une multiplicité dynamique. Dans le dispositif ce n’est pas le groupe qui forme l’individu ou vice-versa. A l’intérieur du dispositif se font les individuations collectives et individuelles. Nous travaillons dans notre thèse le dispositif de Foucault à partir d ́une lecture de Deleuze, principalement basée sur le texte Qu’est ce qu’un dispositif ? (DELEUZE, 2003)
C’est d’abord un écheveau, un ensemble multilinéaire. Il est composé de lignes de nature différente. Et ces lignes dans le dispositif ne cernent ou n’entourent pas des systèmes dont chacun serait homogène pour son compte, l’objet, le sujet, le langage, etc., mais suivent des directions, tracent des processus toujours en déséquilibre, et tantôt se rapprochent, tantôt s’éloignent les unes des autres. Chaque ligne est brisée, soumise à des variations de direction bifurquante et fourchue, soumise à des dérivations. Les objets visibles, les énoncés formulables, les forces en exercice, les sujets en position sont des vecteurs ou des tenseurs. Ainsi les trois grandes instances que Foucault distinguera successivement, Savoir, Pouvoir et Subjectivité, n’ont nullement des contours une fois pour toutes, mais sont des chaînes de variables qui s’arrachent les unes aux autres (DELEUZE, 2003, p. 316).
Le dispositif possède une puissance rhizomique dans lequel les points hétérogènes peuvent se connecter avec n’importe quel autre point en même temps que ces connexions ne sont pas régies par un système de codes antérieurs aux connexions. Puissance esthétique du multiple où «chaque trait ne renvoie pas nécessairement à un trait linguistique : des chaînons sémiotiques de
15 Pour un historique dela la notion d'individu, voir: ELIAS, Norbert A sociedade dos indivíduos, 1994, p. 129/134
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toute nature y sont connectés à des modes d’encodage très divers, chaînons biologiques, politiques, économiques, etc., mettant en jeu non seulement des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d’états de choses.» (DELEUZE ; GUATTARI, 1980, p. 13) Dans cet univers hétérogène, de relations a-signifiantes, ce qui est dit et entendu, vu et montré, constitue un champ de possibilité du sensible.
Dans un documentaire ou dans une installation dans laquelle le dispositif est placé, la production de sens, la conjonction de forces et de possibles effets de l ́oeuvre surgiront de ce lieu intermédiaire propre aux connexions rhizomique. Deleuze dit, dans son texte sur le dispositif, que nous devons nous placer sur les lignes, entre l’aléatoire et la répétition programmée, entre le contrôle et le non- contrôle. La puissance du dispositif empêche ainsi le double risque de l’image et de l’expérience esthétique contemporaine, à savoir la répétition sans la différence basée sur une succession causale et dans le désordre de tout, déconnectée, chaotique et séparée du dispositif et de la tension qu’il a en lui. Mais, par l’existence du dispositif il existe une lutte pour qu’en lui le commun et le dissensus puissent vivre ensemble en tant que modes d’existence.
Dans le cas des oeuvres où le dispositif est apparemment très rigide – Rua de Mão Dupla, BNP16 (Image II) –, la difficulté réside à parvenir à maintenir une distance par rapport à ce début comme si les bases pour que l’expérience se fasse y étaient données de manière définitive. En réalité, nous sommes loin d’une science exacte dans laquelle l’expérience a de la valeur à partir de la manutention des prémisses. L’objectivité des prémisses des dispositifs se trouve, pour ainsi dire, en infériorité hiérarchique para rapport à la manutention du dispositif en tant que champs de virtualité. De telles prémisses objectives sont constamment en tension avec les propres évènements à l’intérieur des dispositifs.
16 Il s’agit de l’installation Novas Bases para a Personalidade (1994/2007), de Ricardo Basbaum, longuement analysé dans cette thèse.
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Hasard et dispositif
Nous pouvons affirmer que certaines productions se construisent à partir d’une ouverture vers le hasard et pour cela elles créent les conditions pour que ce hasard se crée, bourgeonne de la réalité, apparaisse parce que l’œuvre permet son apparition et non pas parce qu’elle l’appelle. Une ouverture qui est aussi la création d’un champs d’actualisations possibles d’évènements, d’individus, de pensées, de gestes, de sons et d’images. Créer les conditions pour que le hasard se fasse et l’une des facettes non systémiques du dispositif. Le hasard, dans ce sens, ne fait pas partie d’une série d’actions ou de pensées, as dimension pluriconnective trouve dans le dispositif le champ idéal pour son apparition. Le hasard est une possibilité de donner aux rencontres et tensions qui arrivent dans le dispositif un caractère d’évènement, de ces évènements rares, irréproduisibles et qui conjuguent le factuel et l’impensable. Comme le dispositif ne constitue pas un système, il ne se présente pas avec une base uniforme pour les évènements. Ceux-ci surgissent justement d’un sans fond dans lequel il n’y a pas un a priori pour tel ou tel évènement. D’un autre côté, le hasard n’est pas l’apparition schizo de ces gestes, de ces pensées, de ces mots et de ces images, justement parce qu’il y a un champ immanent qui est forgé par l’écriture qui compose et soutient le dispositif.
Dans la lecture qu’Alain Badiou (BADIOU, 1997) fait de la notion de hasard de Deleuze, il affirme la participation du hasard dans l’évènement. Dans cet exemple, Badiou reprend Mallarmé : “dans chaque lancer de dés (dans chaque évènement), il y a sans doute distinction formelle des résultats numériques. Mais la puissance intime du lancer est unique et univoque, elle est l’Evénement, et c’est elle qui affirme dans un Coup unique, qui est le Coup de tout le coup, le hasard en totalité. (BADIOU, 1997, p. 112) Le problème se pose dans la forme avec laquelle Badiou termine sa lecture: “les résultats numériques ne sont que des monnayages superficiels, des simulacre du Grand Lancer” (BADIOU, 1997, p. 112) Car cette prévalence de la puissance du hasard au
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détriment du résultat numérique nous semble équivoque. L’affirmation de puissance du hasard, doit à notre avis cohabiter avec ce qui surgit de cette puissance, sans être au détriment du hasard. En même temps que la combinaison numérique n’est pas un simulacre, elle renvoie constamment à la virtualité du coup de dés. Le hasard n’implique pas l’isolement des pièces hétérogènes d’un dispositif, ni ne réaffirment cet isolement, puisqu’elles occupent et interviennent en un même champ17 de possibilités.
Dans le film de Sandra Kogut, Passaporte Húngaro18, par exemple, le hasard est fondamental en ce qui concerne la trajectoire du film ainsi que pour la tension qui maintient le spectateur connecté à l’oeuvre. La contingence, le hasard et la perte de contrôle font partie des filmages. Le film procède alors à une division radical entre un ordre qui se donne lors du montage – non plus touchée par la contingence – et le véritable entrelacement de vecteurs hétérogènes et multiples qui apparaissent au cours du filmage ; une multiplicité d’ouverture pour des histoires, des personnes, des pays, des accents et des pouvoirs. Le montage regarde en dehors du dispositif, se libère de la contingence et organise ce que le hasard lui permet. Dans ce cas, comment parler de dispositif dans une oeuvre dans laquelle le système s ́impose ? Jean Claude Bernardet argumente que le montage est « un autre moment » et que la capture est imprégnée d’options « de montage ». C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une spontanéité dans la capture et d’une architecture méticuleusement pensée dans le montage. « D’un côté, il y a une certaine restriction dans le filmage en pensant au montage, et de l ́autre, il y a un retour de la spontanéité dans le
17 Simondon nous apprend que la notion de champ a eu um grand développement au 19ème siècle. Selon lui, « la définition du mode d’intraction caractéristique du champ constitue une véritable découverte conceptuelle » (Simondon, 2007 p. 44). Ce mode d ́interaction ressemble à la forme selan laquelle les éléments hétérogènes se mettent en relation dans le dispositif. Quel est donc ce mode? L’exemple de Simondon part d ́un élément aimanté; dès qu’um élément est placé dans um champs il commence son existence dans la relation établie avec ce champs, mais dans le même mouvement dans laquelle il commence á faire partie du champs il l’altère, en agissant sur sa structure et «citoyen de la république de l’ensemble, comme s’il était lui même un aimant créateur de ce champ: telle est la réciprocité entre la foncition de la totalité et la fonction d’élément à l’intérieur du champ ». (Simondon, 2007 p. 44)
18 La réalisatrice, d’origine hongroise, filme le moment où elle essaie d’obtenir um passeport hongrois.
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montage face à la multiplicité de possibilités offerte par le matériel du film (BERNARDET, 2005, p. 147). Je pense que Bernardet exagère lorsqu’il voit ce retour de la spontanéité dans le montage. Dans le film de Sandra Kogut, par exemple, le matériel est organisé de façon à ce qu’elle puisse raconter l’histoire de son dispositif quand le dispositif n’existe plus. Dans ce sens, si pendant la capture elle se trouvait à l’intérieur de son dispositif, lors du montage elle est en dehors. Ceci étant, la question que l’on peut se poser est claire ; serait-il possible que le montage fasse partie du dispositif et soit une écriture, soit-elle aussi l’un des éléments hétérogènes dans lesquels d’éventuels évènements peuvent survenir ? Comment est-ce que le montage peut être également l’endroit du non- contrôle et du hasard ? C’est-à-dire comment est-ce possible que le dispositif, ce champ de possibilités de connexions a-centrées et hétérogènes, soit maintenu dans le montage ?
La première réponse est que le montage est le lieu de manutention du dispositif en tant que champs où l’évènement peut survenir. Cela veut dire que dans le dispositif il y a toujours un germe en devenir – pour utiliser l’expression de Simondon qui sera elle-même reprise par Deleuze dans l’Image-Temps (1985) –, un état de fonctionnement qui n’apporte pas la stabilité. Et le montage aura deux possibilités pour maintenir la puissance du dispositif. L’une d’elles est de respecter une contingence temporelle qui étend le dispositif au montage, comme dans Dez (2002), Abbas Kiarostami ou Time-code (2000), Mike Figgis. C’est-à-dire que de la même manière que le dispositif s’établir comme un limite au moment du filmage, le propre montage est aussi imprégné par le hasard qui accompagne les règles. L’autre possibilité, plus complexe, fait partie de la structure même ; le germe de la déstabilisation est présent dans l’organisation des images. Le montage, dans ce sens, peut être compris comme un mode de connaissance. C’est la connaissance du montage qui permet l’accès à l’évènement au-delà du visible. Une connaissance qui se doit à l’association entre visibles et temporels. Le montage apparaît comme manutention des principes du dispositif, une forme de connaissance. Dans le même sens, Didi- Huberman parle de montage en tant que forme qui perçoit les relations intimes et
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secrètes des choses, lui donnant une valeur proprement heuristique19 . Agissant de la sorte, le montage peut être imprégné par la instabilité du dispositif, comme si le dispositif ne faisait pas partie d’une limite temporelle qui le limite au filmage, mais qui comprend tout le film et tout l’ordre qui tente de s’exclure.
Rua de Mão Dupla est un bon exemple de cette présence du montage en tant qu’écriture imprégnée et gardienne des puissances du dispositif. Dans le film, trois couples de personnes qui ne se connaissent pas sont invités à changer de logement pour 24 heures. Pendant ce temps chacun doit filmer ce qu’il veut. Après filmer et dormir une nuit chez l’étranger chacun fait un témoignage de son expérience et des caractéristiques du propriétaire inconnu du foyer20.
C’est dans ces 24 heures que chaque personnage reste chez quelqu’un d’autre que tout se passe. Mais on ne cherche pas des histoires de vie, ni des explications logiques ou causales qui expliquent ce qu’on voit ni les options du sujet qui filme la maison de l’autre. Les images filmées du foyer «envahi», comme on peut dire ne se connectent jamais de forme verticale, et ne se déploient pas les unes des autres, elles n’établissent pas de continuités, elles ne construisent pas une ligne. La nuit solitaire, la maison étrange, l’échange, les 24 heures ; en parallèle, le metteur en scène Cao Guimaraes ne filme rien, il ne maîtrise pas le focal de concentration de la caméra et non plus les styles. Après 24 heures le cinéaste intervient pour orienter les témoignages des personnages. L’organisation du set pendant ces séquences reproduit l’ordre classique. La
19 Une capacité que Rancière perçoit comment une force et une caractéristique du documentaire qu ́il explique en disant que le documentaire peut réunir : « le pouvoir d’impression, le pouvoir de parole, qui naît de la rencontre du mutisme de la machine et du silence des choses, avec le pouvoir du montage – au sens large, non technique du terme – qui construit une histoire et un sens par le droit qu’il s’arroge de combiner librement les significations, des re-voir les images, de les enchaîner autrement, de restreindre, ou d’elargir leur capacité de sens et d’expression. » (Rancière, 2001, p. 206) 20 Deux autres exemples de films dispositifs pour illustrer :
Time Code, de Mike Fighs – Une fiction constituée de quatre noyaux narratifs, mis en mouvements à la fois. Chaque groupe de techniciens et acteurs commence son action en même temps. Ce sont quatre caméras qui sont presque à documenter, quatre actions simultanées qui se croisent parfois. Sur l’écran partagé en quatre ce que nous avons, ce sont quatre plans-séquence d’une heure.
O Resto Nosso de Cada Dia, de Pablo Lobato et Cristina Maure- Cinq équipes dans cinq pays différents suivent les éboueurs simultanément dans une même nuit.
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caméra/metteur en scène en tant que centre et le personnage qui va vers ce centre. Cependant dans l’édition finale, l’écran se partage en deux et on voit à la fois, aussi bien le personnage qui parle que l’autre duquel on parle.
Lorsque Cao Guimarães met côte à côte les images faites chez quelqu’un d’autre, - écran divisé – (Image I) il maintient son dispositif dans le montage, en même temps la relation entre ces deux images que nous voyons ensemble à l’écran n’est pas donnée, comme si le hasard et l’aléatoire ne les avaient jamais abandonnées. Cependant, le cinéaste ne reste pas en marge ; il fait des rapprochements entre les images, invente des points de contact entre les deux appartements. Dès le début du montage il rapproche les images que les deux des participants ont fait à la maison. ; à cet instant sur chacun des deux écrans, nous voyons des images qui ressemblent beaucoup, il y a un rapprochement entre les personnages fait par le montage. Le montage exécute des continuités, produit des ressemblances, replace le réalisateur comme maître du dispositif, entre contrôle et non-contrôle, mais pas en dehors en tout cas. Dans un premier temps, j’ai critiqué cette rupture du dispositif, comme si la force du film était dans la règle et dans les limites et s’il y avait cette présence forte du réalisateur, cette recentralisation de l’énonciation par le montage serait la propre possibilité de l’évènement qui serait compromise. Je revois maintenant cette position en argumentant que le film-dispositif n’exclut pas le réalisateur, il n’a pas besoin de se retirer. Il est de sortie, mais pas en dehors. Le réalisateur fait partie du dispositif et, comme dans tout dispositif, les singularités qui maintiennent la métastabilité et produisent les lignes de consensus et dissensus entre les individuations isolées ne sont pas exclues. Le dispositif peut pencher vers la stabilité même après être entré en fonctionnement et la présence du réalisateur est ce qui garantit fréquemment la manutention de sa métastabilité, point de départ de l’évènement. Dans Rua de Mão Dupla, ses rapprochements entre images et évènements faites par les personnages sont rares, mais suffisamment présents pour maintenir le réalisateur et le montage comme partie du dispositif, lié à ses puissances. Dans le dispositif, il y a le risque du hasard, de l’imprévu et de présences multiples et hétérogènes qui expérimentent un fonctionnement de
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pensée et cela n’est pas à proprement parlé ce qui se conserve avec le plus de facilité.
Dans ce chapitre, je fais un rapprochement des filmes-dispositifs et les travaux de Jean Rouch, comme Jaguar (1957), Moi un noir (1958), et Chronique d’un été (1961), de Rouch et Edgar Morin, conçus comme de nouveaux formats de production qui incluent des caméras légères, une nouvelle et originale utilisation du son, de petites équipes, prennent leurs distances des structures et des scripts conçus hors du contact avec la réalité et avec les individus et dans lesquelles il ne s’agissait plus d’aller chercher ce que l’on connaissait mais de faire de l’expérience une nouvelle image. Dans le domaine du documentaire, le film-dispositif peut être vu comme dédoublement du Cinéma-Vérité. Ainsi, comme dans le cas du film-dispositf, nous avons, dans cette école de documentaires, une production d’expériences que se produit avec le contact du film (apparat, directeur, etc.) avec le monde filmé. Le Cinéma-Vérité inaugure une forme de faire un cinéma exposé aux « pressions du réel » (COMOLLI, 2001); cette logique est centrale dans Chronique d’un été (1961), de Jean Rouch, moment clé de cette pratique moderne. Le film classé comme interactif par Bill Nichols21 (1994) se fera avec l ́intervention constante du réalisateur au tournage et lors du montage. Ce qui sera narré par le film n’est plus un monde in natura, mais un univers ouvert aux mouvements des rues et à la relation du monde avec le réalisateur et avec le cinéma, posant des questions éthiques quant à la logique de la rencontre des individus en des lieux distincts, avec des pouvoirs distincts. Par rapport aux personnages, nous pénétrons avec Rouch
21 Pour le théoricien nord-américain Bill Nichols, fortement inspiré par la méthodologie de Michel Foucault, le documentaire est un ensemble de « pratiques discursives et non discursives » qui objectivent les mouvements qui ont été definis comme tels. Il s’agit, em réalité, d’un « domaine», affirme Nichols, constituée de films, de techniques, de conventions, de méthodologies, de termes, de catégories qui produisent et soutiennent cette forme de cinéma depuis les années 20. Et dans ce sens, c’est un domaine qui diffère de la fiction. Dans son livre, Representing Reality (1991), Bill Nichols établit une classification qui englobe toute l’histoire du documentaire selon quatre différents modes de représentation de la réalité, soit : Expositif (documentaire classique), d’observation (cinéma direct), interactif (cinéma-vérité) et réflexif. Dans un livre publié en 1994 (Blurred Boundaries: Questions of Meaning in Contemporary Culture), Nichols enrichit sa classification avec la création d’un mode supplémentaire: le mode performatique est additionné par Nichols dans son livre Blurred Bonderies, (1994).
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dans l’univers de la fabulation, une subjectivité forgée en de constantes métamorphoses, où ce qui est fictionnalisé se présente comme une puissance et non comme un idéal de vérité. Le questionnement sur la possibilité de narrer le réel, inaugurée par Rouch, va, au cours des décennies qui suivront, se radicaliser et se constituer non plus comme différence par rapport au classique mais établir une relation fréquente de négativité 22.
Dans Rua de Mão Dupla, le dispositif fonde le film et ne disparaît pas, il est le propre articulateur de ce qui est narré, ne laissant pas de marge pour que rien ne se naturalise, restant comme un hors-champ de l’image qui est toujours présent. L’oeil qui crée et disparaît dans le cinéma classique, était de nouveau présent dans le cinéma moderne, parfois ambigu, appelant le spectateur, parfois incomplet, parfois silencieux, multipliant les indéterminabilités de l’image. Dans le cinéma-dispositif, il n’est plus regard ; il est machine (ensemble de voisinage – homme-instrument-animal-chose – entre les termes hétérogènes indépendants (DELEUZE, 1996) partagés avec le spectateur ; c’est une machine d’habiter partagée avec le personnage. A la place de l’invisibilité ou de la visibilité de l’apparat, dans les films-dispositifs, toutes les relations passent par le dispositif. Dans le cas de Moi un Noir, nous sommes encore loin d’une image qui apparaît comme «reste» d’une expérience dans laquelle le réalisateur est de sortie.
Dans Moi un Noir, Rouch propose la fabrication elle-même du film comme une ligne activant une fabulation personnelle. Réflexivité cinématographique et invention de soi vont de pair. La caméra est à la fois un instrument technique qui captera les images et un activant du dispositif construit par Rouch, le film transitant constamment entre une spontanéité des personnages dans le monde et une représentation pour la caméra. La caméra est l’activant ou, dans le cas de Moi un Noir, le cinéma comme un tout est l’activant, ce qui lance un processus
22Un exemple de ce négativisme est le film Congo (1972), d ́Arthur Omar. Jean Claude Bernardet dans “Cineastas e imagens do povo”, Silvio Da-Rin dans “O espelho partido” et Guiomar Ramos dans “O documentário como fonte para o experimental no cinema de Arthur Omar” (TEIXEIRA, 2004.) composent une importante masse critique sur le film.. A propos des procédés d ́Omar dans ce film et également dans O anno de 1798 (1975) voir: OMAR, Arthur. O antidocumentário, provisoriamente. Revista Cinemais, n. 8, nov/dez, 1997.
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fabulatoire; la voix off de Oumaru Ganda/ Edward G, dans Moi un noir n’est pas sur lui-même mais sur une image cinématographique. Là, le personnage entre dans un processus fabulatoire car son texte est constamment dirigé vers ces deux instances, vers cette double présence : la sienne dans l’image et l’image en soi. Rouch est le précurseur d’une production subjective qui dépend d’une relation expérimentale avec l’image et qui se produit avec le hasard comme forme de création. Un processus d’invention de soi et un dicible qui gagne une dimension politique dans la mesure où il n’est pas la reproduction d’un discours modèle mais une partie du processus de création esthétique. « Pour Rouch, écrit Deleuze, il s’agit de sortir de sa civilisation dominante et d’atteindre aux prémisses d’une autre identité [...] ils doivent devenir autres, avec leur personnages, en même temps que leurs personnages doivent devenir autres eux mêmes” (DELEUZE, 1985 p. 199). La phrase de Rimbaud, « Je est un autre », a aidé Deleuze à comprendre et à révéler un cinéma qui se fait en se libérant de soi pour que l’autre apparaisse dans le moi. Le « Je est un autre » est le double du « Je », permettant que ce « Je » prenne distance par rapport au moi pour que je puisse avoir le recul nécessaire de façon à pouvoir voir quelque chose de moi. Iln’ypasdevérité àvoirsurmoi.Le«Jeestunautre»nemepermetpasd’en apprendre plus ou mieux sur moi ; il me permet juste de multiplier mon potentiel créateur de ce qu’est le « Je ». Encore une fois, si le monde est une fiction, si le « Je » est une invention constamment motivée par rencontres et affections, je recherche dans l’autre le flux continu de l’indétermination du « je ». Contre la rigidité fixe dans le « je », sans flux, sans mouvement et fatal; « Je est un autre ». Comme chez Baudrillard: « Je ne suis égal à moi-même que dans la mort »23. Que la mort n’arrive pas au cours de la vie, telle est la proposition de Rimbaud.
Nous travaillons dans notre thèse ces rapprochements et distanciations entre les films que nous privilégions et qui présentent des dispositifs explicites ainsi que leur relation avec le documentaire moderne. Il ne nous a pas semblé
23 Conférence de Jean Baudrillard à la Faculté Cândido Mendes - Rio de Janeiro - en 1996, lors du lancement du livre Cool Memories 2.
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nécessaire d’entrer dans un débat sur la différenciation entre les écoles de la fin des années 50 qui, non sans raison, il est vrai, ont reçu diverses appellation : Cinéma du Réel, Cinéma-Vérité en France, Cinéma-Direct, aux Etats-Unis D’Amérique, Free Cinéma en Angleterre, Candid Eye au Canada. Mais c’est par rapport au cinéma de Jean Rouch qu’il nous a semblé important de tracer quelques lignes de continuité, dont deux fondamentales : la première est la perception d’une double production dans le propre film , celle de l’image et celle des individus. En effet, c’est de cette double production que viennent les images. La deuxième est qu’il y a entre l’image et la réalité un désaccord et que le documentaire ne filme plus le monde tel qu’il se présente mais il construit des situations et des dispositifs pour qu’il y ait un film (COMOLLI, 2001).
Il faut, quoi qu’il en soit, mettre Rouch en perspective afin d’observer un endroit de la caméra qui s’altère dans les productions que nous privilégions. Si l’on compare l’effet de la présence d’une caméra dans un endroit déterminé à l’époque qui Rouch et Morin ont réalisé les premières expériences de cinéma- vérité et l’effet de cet apparat aujourd’hui, on pourra apercevoir qu’il y a une transformation significative ; Voyons trois importantes mutations dans le rapport caméra/personnage/spectateur.
Cela semble de sens commun que la production d’image contemporaine «peut tout », c’est-à-dire ; parler à une caméra n’est pas produire un discours, mais produire un matériel pour qu’un discours séparé du moment du tournage soit fait. C’est ainsi que marche la Télé, c’est ainsi que les personnes réagissent aux caméras ; ce qui est souvent un piège pour le documentariste. N’importe quelle personne qui est filmée sait qu'elle peut être coupée sur le montage – malgré l’ignorance du nom du processus qui l’exclut – et pour que ça n’arrive pas, elle va utiliser une pluralité de méthodes ; exagérer l’histoire, penser au rythme plus approprié pour la Télé (toute caméra est une caméra de Télévision!). Bref, le personnage joue le rôle qu’il imagine vouloir le documentariste. Le piège est clair, ce qui reste aux caméras est le propre monde des images. Une autre différence importante vient de la présence de caméras de surveillance disséminées dans les espaces publiques dont les effets sur nos constructions
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subjectives nous ne savons pas encore, mais la réalité de cette société contrôlée oblige les cinéastes et les artistes à dialoguer avec cette situation. Comment alors faut-il faire pour qu’il y ait un film si tout est d’abord filmé, si rien n’échappe aux images ? Comment filmer le monde si le monde est le fait d’être filmé ? Finalement, cette intersection entre l’image et la vie a apporté au sens commun l’idée de droit sur l’image. Une idée curieuse selon Comolli puisqu’elle suppose l’image existant indépendamment de la personne qui la voit. C’est-à-dire pour que quelque chose soit une image elle dépend de quelqu’un qui la voit, tandis que le «droit sur l’image » privatise pour l’objet l’effet d’être vu.
Ces trois situations (pouvoir des images, prolifération du contrôle et droit sur l’image) sont directement liées à l’intime connexion que la production audiovisuelle et médiatique a avec la vie à partir de la seconde moitié du XXo siècle. C’est ce que Neal Gabler définit lorsqu’il narre la société moderne comme étant un «gigantesque effet Heisemberg, où le média ne rapportait pas en effet ce que les gens faisaient ; elle rapportait ce que les gens faisaient pour obtenir l’attention du média. Autrement dit, au fur et à mesure que la vie était vécue de plus en plus à travers le média, celui-ci couvrait soi-même et son impact sur la vie» (GABLER, 1999). C’est aussi de cette nouvelle conscience que la production contemporaine audiovisuelle doit partir. Il n’y a plus de regard naïf, il n’y a pas de réalité qui s’offre sans se spectaculariser, il n’y a pas de monde sans qu’un regard ne soit mis sur lui et ne le crie à la fois.
Mais, si nous pensons au film de Jean Rouch comme un moment paradigmatique de cette présence du hasard comme puissance créative. Qu ́est- ce que cela signifie ? Cela signifie que la création part de la croyance que le pensable et l’organisable ne supportent pas une puissance de création, une puissance d’invention avec les éléments de la vie et du monde. Le point de départ est qu’il y a, dans la relation décentrée entre éléments divers dans un dispositif, un monde qui s’invente et qui ne peut être conçu sans que ne s’opèrent une certaine perte de contrôle, une dimension excessive envers les individus, sans qu’il n’y ait les conditions de possibilités pour le hasard. Au moment de la perte de contrôle, réalisateurs et spectateurs « subissent» l’image,
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elle s’impose à eux. Nous sommes attaqué par une paralysie moteur qui nous oblige à voir et á entendre et qui ne nous donne pas la possibilité d’agir. Mais, dans le dispositif, l’image n’est pas seulement imposée. Les acteurs du dispositif se trouvent en constante modulation de la distance entre subir l’image et agir sur celle-ci, maintenant toujours un lien entre ces deux forces qui constituent l’image. Il s’agit d’un court-circuit dont les acteurs du dispositif se différencient sans cesse.
A l’intérieur de ces processus imagétiques qui apparaissent dans le domaine du documentaire, ce qui nous intéresse spécialement c’est de percevoir comment cet échange constant entre invention, présentation et représentation de soi et de l’autre va de pair avec l’invention de l’image. Reprenant les définitions du concept de dispositif étudiées par Deleuze, le philosophe écrit que:
Deux conséquences importantes en découle pour une philosophie des dispositifs. La première est la répudiation des universaux. L’universel en effet n’explique rien, c’est lui qui doit être expliqué. Toutes les lignes sont des lignes de variation, qui n’ont même pas des coordonnées constantes. L’Un, le Tout, le Vrai, l’objet, ne sont pas des universaux, mais des processus singuliers, d’unification, de totalisation, de vérification, d’objectivation, de subjectivation, immanents à tel dispositif. Aussi chaque dispositif est-il une multiplicité, dans laquelle opèrent de tels processus en devenir, distincts de ceux qui opèrent dans un autre (DELEUZE, 1989 p. 188).
Les rapprochements que nous opérons ici entre la notion de dispositif utilisée par des théoriciens comme Jean-Claude Bernardet, Consuelo Lins et moi-même, partent d ́une nette inspiration de Foucault et de Deleuze. Ces rapprochements ne se font pas sans difficultés mais dans la longue citation que nous venons de voir de Deleuze, il nous semble que le caractère fondamental de ce rapprochement devient plus explicite. C’est-à-dire, la possibilité que le dispositif a de permettre une incursion dans les oeuvres tout en respectant l’hétérogénéité et ses processus de constructions subjectives – de personnages et de réalisateurs – ainsi que le lieu de création du spectateur lui-même, sans
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abandonner l’ensemble des variations micropolitiques qui font partie de dispositifs plus amples et plus diversifiés.
Afin de comprendre le fonctionnement de ce que nous appelons le film- dispositif, nous travaillons encore la notion d’évènement, ayant Deleuze comme référence et le problème des opérations temporelles à l’intérieur des dispositifs. Séparés d’une causalité, les évènements ne peuvent pas être ramener à une cause unique. Ce sont des effets incorporels, ils constituent un domaine de l’immanence avec une pluralité de possibilités de sens, ils viennent du geste qui virtualise les corps qui les constituent. L’évènement, donc, ne peut pas être expliqué ou compris par les corps qui le produisent. Ce qui se trouve dans les corps et dans les acteurs d’un dispositif, en tant qu’objets historiques, n’explique pas la possibilité désirante elle-même de ces corps. Ce que peut un corps s’étend en amplitude de surface et non en profondeur. C’est cette surface qui nous permet de voir la multiplicité des lignes signifiantes qui peuplent un dispositif. La verticalité, associée à la méthode aristotélicienne de la création de modèles par exclusion, aura comme idéal la production d’une ligne unique pour le sens; au fond, on trouve l’ordre de la surface, dans le passé l’ordre du présent. La réversion de cette géographie de la puissance humaine provoque une multiplicité de lignes signifiantes sans hiérarchie. Le passé ne se dédouble pas en présent en succession causale linéaire, ni la profondeur ne contient la semence de ce qui apparaît. L’évènement est ainsi composé d’une double face, l’une tournée vers la stabilité qu’il montre et qui s’inscrit éventuellement dans l’image, fruit du choc entre hétérogènes et l’autre en direction du virtuel qui explicite la contingence même de ce qui arrive.
Une discussion importante que je ne développe pas ici est celle de la place du spectateur par rapport aux films-dispositifs tel que Rua de Mão Dupla ; dans celui-ci le spectateur détient certains savoirs sur le personnage que lui- même n’a pas. Dans ce cas, le spectateur connaît la personne que le personnage décrit, devenant d’une certaine manière un juge des paroles prononcées par les personnages. Le problème posé par ce privilège du
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spectateur est complexe et renvoie à une posture éthique du réalisateur et du dispositif qu’il a inventé24.
Juger les réussites et les erreurs est quelque chose qui est mineur dans le film, ce n’est pas cela qui intéresse, ce n’est pas cela qui mobilise les spectateurs ou les personnages, et, si c’était le cas, cela perdrait complètement de son intérêt pour devenir un jeu aux choix multiples. La deuxième question est plus grave. Le film serait-il en train de promouvoir un double jugement ? Autrement dit, le personnage parle et juge l’autre et nous le jugeons ? Peut-être, mais je ne corrobore pas une possible disqualification des effets de ce film fondée sur cette argumentation. Je crois qu’il y a une responsabilité des personnages qui est en jeu et aussi parce que le privilège du spectateur se trouve déstabilisé pour ne pas avoir eu son corps compris dans l’expérience, comme ceux des personnages. Le documentaire a peut-être pendant trop longtemps protégé ses personnages, ce qui demeure évidemment une inquiétude pour le réalisateur, ou, simplement, le documentaire fait coïncider les expériences du personnage avec le film, avec des expérience du réalisateur, afin que ce qui est trop étrange et différent ne puisse pas arriver.
24La difficulté du film face à ces privilèges du spectateur est apparue à partir des critiques faites par César Guimarães au texte “O dispositivo como estratégia narrativa”, que j’ai écrit et présenté à la Compós em 2005.
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Chapitre 2 De l’individuation à la virtualité de l’image
Que se passe t-il avec les individus qui participent aux dispositifs comme producteurs et effet des multiples rencontres et éventuels évènements qui l’habitent ? Existe-t-il dans ce processus une dimension proprement politique ? Pour penser les individus selon cette notion ample de dispositif, au-delà du film, au-delà du désir de tel ou tel individu, nous nous rapprochons de la notion d’individuation travaillée par Simondon dans le livre L’individuation psychique et collective25, éditée pour la première fois en 1958.
L’expérience est au centre de la conception de l’individu de Simondon et elle aura une forte influence sur le travail de Deleuze. Chez Simondon, il n’existe pas d’individu séparé de l’expérience de l’individuation ou postérieur à l’expérience. L’expérience et l’individu habitent un même plan d’échange et de construction continue. La notion d’individuation d’après Simondon commence avec une critique des deux façons de percevoir l’individu ; la façon substantialiste et la façon hylémorphique. La première considère que l’individu se fond en lui- même à partir d’élément premiers étant lui même, à son tour, résistant à tout ce qui n’est pas lui. La seconde sépare la forme (morphos) de la matière (hyle) et pense l’individu comme rencontre de l’une avec l’autre, en un clair héritage platonique ; la matière se formate à partir d’une forme qui la précède. Dans ces deux manières de penser l’individu il y a un problème temporel montré par Simondon. Une fois que l’individu est constitué, il s’agit d’opérer un retour qui offre la possibilité de voir les lignes et les expériences qui permettent une telle constitution. Dans ce geste, l’individu est toujours séparé de l’expérience qui le fait apparaître. «Une telle perspective de recherche accorde un privilège ontologique à l’individu constitué » (SIMONDON, 2007, p. 10). Ce privilège présuppose une matière, un vivant, docile et disponible à une prise en forme de la même manière qui élimine de cette apparition de l’individu le processus même
25 SIMONDON Gilbert L'individuation psychique et collective, Aubier, Paris.1989.
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qui le fait apparaître. Au lieu de partir d’une expérience concrète – l’individu – pour aller vers les multiplicités d’éléments, expériences, qui le constitue, Simondon propose un chemin qui part du multiple et ne sépare pas cette multiplicité d’où l’individu apparaît; le processus d’individuation. “Connaître l’individu, dit Simondon, à travers l’individuation plutôt que l’individuation à partir de l’individu » (SIMONDON, 2007, p. 12). En faisant ce déplacement, Simondon introduira une fragilité dans le savoir sur l’individu. C’est cette impossibilité totalisante qui conduira le philosophe à dire que l’individu est une phase de l’être, une réalité relative. Penser l’individu comme une phase de l’être lui permet d’ouvrir les portes pour ce qui reste comme la puissance de l’individuation – encore en processus – dans l’individu. C’est-à-dire, si l’on part de l’individu vers l’individuation, tout ce que nous rencontrerons ce sont des explications sur ce qui existe, cependant, si nous faisons le chemin opposé, l’individuation peut s’opérer sans que l’individu n’efface les puissances de cette individuation, plus spécifiquement, sur ce qui existe de pré-individuel. Simondon se focalise ainsi sur l’individu comme processus et travail, inséparable d’un devenir collectif et pré-individuel, celui qui n’a pas encore une phase ou une actualisation.
La notion de devenir éclaire la séparation que Simondon fait entre l’individu appréhendé comme celui qui possède le devenir et le devenir comme un futur de l’être. En s’éloignant de la notion du devenir comme ce qui advient à un être constitué, Simondon opère une double critique ; d’un côté l’individu n’est pas un résultat d’un processus dialectique – pour Simondon le négatif fait partie de l’équilibre métastable. Et de l’autre côté, si dans l’être individué le devenir insiste, c’est tout un régime de cause à effet dans la constitution de l’être qui est rejeté comme ce qui pourrait expliquer l’individu. Le devenir « est une manière d’être, dit Simondon. Il est devenir de l’être, non devenir auquel l’être est soumis par quelque violence faite à son essence et dont l’être pourrait se passer en étant ce qu’il est » (SIMONDON, 2007, p. 224/225). Le devenir, chez Simondon, est une dimension inaliénable de l’être. Si l’individu est pensé comme le fruit d’une logique de cause à effet, cela implique l’élimination l’excès de être lui- même et de tout ce qui ne fait pas le passage de la forme à la matière. Si nous
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nous délaçons de l’individué vers l’individuation, ce qui n’a pas été incorporé dans la constitution de l’individu commence à exister, commence à faire partie de ce qui garde la virtualité d’autres individuations possibles. Assumer l’excès, le reste, invoque un désaccord de base entre la forme et la matière, entre le moule et l’objet. L’excès et le désaccord donnent à la forme individuée la ligne qui devient métastable, prête à se désubjectiver, prête à se déphaser. « L’individuation, a écrit Simondon, n’est pas le résultat du devenir, ni quelque chose qui se produit dans le devenir, mais le devenir en lui même, en tant que le devenir est devenir de l’être » (SIMONDON, 2007, p. 228). L’individu, compris comme une actualisation de l’être, indique à la fois deux pôles ; la relation entre les individus et le milieu d ́où ils viennent et, pour toute la différence qui reste entre l’individu en tant que réalité relative et lui-même. Cette double connexion met l’individu entre le singulier et le commun, inséparable de ces deux sphères, l’individu étant l’un des aspects possibles de l’individuation.
Métastabilité
Nous avons déjà parlé de métastabilité en nous référant à cet équilibre instable, à une stabilité en dissolution où les acteurs du dispositif se rencontrent ; elle part du processus d’individuation. C’est avec cette notion que Simondon apporte au centre de ce qui constitue l’individuation, une constante absence de stabilité et, plus encore, une tension entre divers ordres de grandeurs incompatibles, comme le souligne Gilles Deleuze dans un texte sur Simondon: la “métastabilité c’est une [...] disparation, au moins deux ordres de grandeur, de deux échelles de réalité disparates, entre lesquels il n’y a pas encore de communication interactive». (DELEUZE, 2002. p. 121) A partir de la métastabilité, Simondon peut s’éloigner de la conception de l’individu comme formateur d’une unité entre d’infinies parties immunes au plus petit germe cristallin extérieur (SIMONDON, 2007) qui peut réorienter l’individuation. C’est-à- dire, fait partie de l’individuation ce qui n’appartient pas à l’individu et qui vient
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perturber la bonne forme. La métastabilité forge ainsi un être pour lequel la phase, l’individu constitué, ne se sépare pas sa dimension pré-individuelle.
En s’individualisant, l’individu n’épuise pas toute la réalité pré-individuelle, toutes les possibilités de mondes. C’est-à-dire que c’est la métastabilité qui garde la virtualité de la variation même de l’individu formé. La métastabilité appartient à l’individu et c’est ce qui permet que la nature26 pré-individuelle reste associée à l’individu et devienne source d’individuations futures. C’est dans ce sens que l’être peut être pensé au-delà de ce qu’il est. C’est comme dans un système où la stabilité se ne fait pas – la stabilité pour Simondon est la mort – et qui est ouvert aux variations qui partent de la tension des éléments qui composent l’individu, éléments de dimensions extrêmes – cosmiques et inframoléculaires. Le vivant est en lui-même médiation, dit Simondon, exprimant l’idée de l’individu comme un être problématique qui est à la fois structure et multiplicité, autrement dit, c’est par la métastabilité que l’individu opère une médiation entre être et devenir, sachant que les deux dimensions ne sont pas séparées de l’individu.
« Dire que le vivant est problématique, dit Simondon, c’est considérer le devenir comme une dimension du vivant » (SIMONDON, 2007, p. 20). De multiples mouvements pour percevoir l’individu ; entre l’individuel et le collectif, entre l’action et la pensée. Cette opération sera décisive pour que l’individu ne soit pas mis à côté ou en opposition au monde. C’est ce qui permet à Simondon de dire que l’« être possède une unité transductive , c'est-à-dire, qu’il peut se déphaser par rapport à lui même» (SIMONDON, 2007, p. 23). La phase pour Simondon est une actualisation, un sujet. Tandis que dans l’être pré-individuel il n’y a pas de phase, selon le terme de Deleuze, nous pourrions dire que l’être
26 Simondon écrit: « L’on pourrait appeler nature cette réalité pré-individuelle que l’individu pore em lui, essayant de trouver dans le mot nature le sens que lui donnaient les philosophes pré-socratiques: les physiologues (physiciens, dans la tradition traductionnelle et philosophique brésilienne) jonique y trouvaient l’origine de toutes les espèces de l’être, antérieure à l’individividuation: la nature est la réalité du possible qui, sous les espèces de apeiron dont parle Anaximandre, fait surgir toute forme individuée; la Nature n’est pas le contraire de l’homme mais la première phase de son être, la deuxième étant l’opposition entre l’individu et son milieu ». Cité par Paolo Virno http://p.php.uol.com.br/tropico/html/textos/1479,1.shl
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pré-individuel est une pure virtualité alors que la phase est territorialisation. « Il y a une pluralité dans l’être qui n’est pas la pluralité des parties [...] mais une pluralité qui est au niveau même de cette partie, la pluralité étant la pluralité de l’être par rapport à lui-même, dans la relation d’une phase de l’être à une autre phase de l’être (Simondon, 2007, p. 216). Se déphaser est alors un mouvement d’éloignement par rapport à soi-même, ce qui ne laisse pas d’être une forme de pensée. L’individuation est ce qui se trouve entre les phases. Dans ce processus, l’individu rend inenvigeasable toute phase, il se place à mi-chemin entre plusieurs d’entre elles (individuelles et collectives), entre plusieurs mémoires, volontaires et involontaires.
Quand nous reprenons la notion de dispositif en passant par Simondon, nous articulons cet espace de présence de l’individu comme élément d’une multiplicité qui est le dispositif lui-même, domaine métastable où les individus sont moins pensés et interrogés pour ce qu’ils sont que pour le type d’énergie qu’ils empruntent à la métastabilité du dispositif.
Si l’individu est un effet, c’est le milieu lui-même qui devient le fruit de l’individuation. En suivant les pistes de Simondon, nous pouvons dire que le milieu n’est pas ce qui implique l’individu, mais ce qui se dédouble avec lui :
Il n’est donc pas juste de parler de l’influence du groupe sur l’individu; en fait, le groupe n’est pas fait d’individus réunis en groupe par certains liens, mais d’individus groupés ; d’individus de groupe. Les individus sont individus de groupe comme le groupe est groupe d’individus [...] le groupe n’est pas non plus réalité interindividuelle, mais complément d’individuation à vaste échelle réunissant une pluralité d’individus (SIMONDON, 1989, p. 184/5).
Cette distinction devient fondamentale pour que nous pensions la relation des individus avec la communication de masse et les technologies de visibilité qui l’entourent. Le milieu est comme un pli de l’individu, et c’est avec le milieu – qui ne se confond pas avec l’environnement ou avec les alentours – que l’individuation s’effectue. Ce milieu est mixte, pas seulement psychologique, pas seulement social. La métastabilité est le mode d’opérer dans le milieu avec
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l’individu, justement parce qu’elle est la relation entre comptes des incompatibles. Nous avons de surcroît trouvé dans cette formule toute la base pour le documentaire et les images qui nous intéressent. Des images où l’individu constitué n’apparaît pas séparé de la multiplicité qui fait le film et l’individu, et qui comporte le devenir, le processus d’individuation. L’individu filmé, pour nous maintenir dans les images du documentaire, s’il apparaît à un moment donné comme une forme stable, ne peut pas aider à révéler le principe d’individuation. L’histoire du documentaire est pleine d’exemples où l’individuation a été rejetée en faveur de l’individu. Jean-Claude Bernardet nous parles d’une certaine production documentaire des années 60 que fait l’option d’un modèle sociologique 27. Dans ce modèle, l’idéal est que la construction du film soit capable de reconnaître de façon claire et transparente les causes et effets d’un évènement. Par rapport aux personnages, cette production est normalement capable de capturer une identité stable, adaptable au rôle social qui lui est imposée pas le film. Ce personnage ayant une identité fixe et une appartenance sociale parfaitement identifiable est fondamental pour un certain cinéma politique qui doit proposer à son public la possibilité que l’individu atteigne une autre place sociale après la révolution, après la prise de pouvoir ou après la prise de conscience. Pour que le chemin soit libérateur, il faut que le point de départ et le point d’arrivée soient clairs et immobiles. La possibilité de libération que ce cinéma s’autorise exige donc une capture de ses subjectivités en lignes convergentes, où toute ambiguïté qui complexifie son rôle social soit éliminée, c’est-à- dire toute individuation et sa puissance pré-individuelle. Le film devrait, dans son structure, prévoir au devenir organisé et linéaire du monde. Pour ceci, tout un instrumental de nettoyage du réel est mit en pratique pour que le filme puisse se referé aux expériences particulières comme expériences de classe.
27 L’analyse de Bernardet dans Cineastas e Imagens do Povo est faite autour de quatre documentaires longs-métrages : Viramundo (Geraldo Sarno - 1965), Maioria Absoluta (Leon Hirzman - 1964/66), Subterrâneos de Futebol (Maurice Capovilla - 1965) et Passe Livre (Oswaldo Caldeira - 1974).
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« Afin que le système fonctionne, il est nécessaire de manière a l’ajuster à l’ordre conceptuel » (BERNARDET, 1985, p. 15), a écrit Bernardet.
Reprenons : l’individuation est le lieu où le devenir insiste, l’individu étant une phase du processus d’individuation qui n’est pas isolée du devenir qui opère entre la mémoire et l’avenir, entre le pré-individuel et l’individuation, entre le personnel et le collectif. Le devenir personnel implique nécessairement une métastabilité qui ne distingue pas l’individu du collectif. La relation fortement politique qui connecte le devenir personnel et le devenir collectif n’est possible que grâce à l’opération qui perçoit l’individu dans l’individuation. L’individu n’est donc pas membre d’un corps social, n’est pas l’unité du multiple. Le multiple peu être présent ou absent autant de l’individuel que du collectif et c’est cela qui permet à Simondon de dire que l’individu intégré au social « prolonge et perpétue le mouvement d’individuation qui lui a donné naissance, au lieu de résulter seulement de cette individuation » (SIMONDON, 2007, 176/177). Le social n’est donc ni extérieur aux individus ni ce qui se forme par leur somme ; le social est un dispositif qui inclut l’individu.
Quand nous parlons de domestication ou de fonctionnalisation d’une image, nous nous référons à la fois à la domestication du dispositif dans laquelle elle se trouve et dans l’interruption conséquente des processus d’individuation. La domestication d’une image – comme celle qui est faite par les sous-titres des vidéos Barrados do Big Brother28 – est aussi un moyen d’annuler un élément de transformation et de mouvement du dispositif. Du multiple à l’unité.
Il ne s’agit pas à proprement parlé de retirer une application politique de la pensée de Simondon, mais de penser le mode de relation entre l’individu et ce que le constitue et excède en une constante discontinuité entre les phases visibles et le devenir. L’action politique est un déphasage par rapport à soi-même L’individu ou le groupe devient politique quand il se sépare de lui-même. Mais cela signifierait alors assumer l’individuation comme étant elle-même politique ? Oui et non. L’individuation se dédouble en une face sociale d’accord et de survie, et en une face politique, de dissensus et de sortie hors de soi et du social. Mais
28 Voir chapitre 4
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c’est la capacité qu’ont l’individu et le groupe d’apporter à la circulation commune son excès pré-individuel et métastable que font de l’individuation un processus virtuellement politique. Pour Paolo Virno (VIRNO, 2004), la notion d’individuation de Simondon gagne encore une autre dimension politique car c’est avec elle qu’il devient possible de concevoir la multitude entre l’individu toujours partial et incomplet, mais faisant partie de la puissance de la multitude qui rétro-alimente l’individuation. Ce qui intéresse à la politique et à l’individuation est que l’une et l’autre dépendent de la création d’un champ de manutention des puissances pré- individuelles. Quand l’individu apparaît, diminuant la métastabilité, – ce qui est une tendance de l’être humain, selon Simondon – l’individu tend à devenir une « structure spéciale immobile » et sans évolution : c’est « l ́individu physique ». Cette perception approche la métastabilité de ce qui forge l’individu comme Zoé et non seulement comme Bios
La virtualisation est le premier pas vers la sortie du un pour l’entrée de la multiplicité, rendant sensibles les puissances de la vie non encore stabilisées. Par rapport aux constructions identitaires, la virtualisation détermine une crise dans la construction classique fondée sur la stabilité d’un je qui est le centre et qui détermine les périphéries. Le centre en crise libère le je pour de constantes réinventions provoquées par les rencontres avec l’autre, avec la puissance de réinventions du je avec l’autre. L’autre a toujours une puissance virtuelle, vu que nous n’accédons jamais à lui dans sa totalité ou « libre » de nous même. L’autre, dans son altérité, n’apparaît dans la rencontre que dans la possibilité d’évènement. La virtualité du je/autre est ce qui perturbe les relations de pouvoir, les énoncés pré-établis et les territoires démarqués. Dès le début de L’actuel et le virtuel, Deleuze et Parnet disent que « Il n’y a pas d'objet purement actuel. Tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images virtuelles (DELEUZE; PARNET, 1998, p. 179). Il est rare, toutefois, que le virtuel se donne à voir lors d'un évènement, que l’image capture ce chemin de l’actuel au virtuel; un évènement qui augmente à la fois la puissance de l’image tant esthétique que connective, elle provoque aussi une déstabilisation identitaire de l’individu et de l’objet. C’est- à-dire que l’image gagne la possibilité de s’actualiser de forme nouvelle, montant
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l’une de ses faces avec de nouvelles images – puissance connective – devenant capable de produire de nouveaux dicibles, visibles et sensibles – puissances esthétiques – en même temps qu’une fluctuation de l’identité, de l’image et de l’objet. Si l’on s’en tient à la logique fondatrice de l’Image-Temps (DELEUZE, 1985), nous reconnaissons certainement l’héritage de Simondon et de son effort à penser l’individu séparé et du hyélomorphisme et substantialisme.
La virtualisation implique donc un type d’utilisation non destructive des objets et qui n’exclut pas les être en tant que membres d’un champ dissensuel. Car c’est la notion de vistualisation qui nous aide aussi à comprendre l’apparition d’une nouvelle image sans que l’image antérieure ne disparaisse, une « consommation » qui ne distingue pas l’objet mais, qui, au contraire, se retourne vers lui et vers le nouveau. D’une image à l’autre il n’y a pas de substitution ni de somme, mais une virtualisation et une actualisation ; des processus simultanés qui matérialisent une image, une face de l’individuation des participants du dispositif, en même temps que la virtualisation fragilise celui qui est actuel. L’actuel est contingent et c’est en tant que contingence qu’un processus d’individuation gagne ses facettes politiques. Tout processus, donc, d’actualisation dans le dispositif vise à une lutte pour la reprise de la virtualisation, sans laquelle les forces deviennent excentriques au dispositif, tendant à ne plus être des forces qui participent d’un devenir dissensuel, collectif et démocratique, mais des entités organisatrices et éventuellement autoritaires et véridiques.
A la fin de ce deuxième chapitre, nous renvoyons à la perception de Guattari quant à la nécessité d’inclure les dispositifs techniques dans les processus d’individuation et au degré de complexité que cette nécessité prend à l’époque contemporaine avec la profusion des moyens de consommation et de production des images. Nous analysons un cas spécifique, une vidéo voyeuriste d’une célébrité brésilienne (Daniela Cicareli), incorporant l’autonomie de ces images qui circulent d’un mode a-centré et virotique – en l’occurrence, par Youtube: plus grande est la consommation, plus visibles et présentes seront les images. La tentative d’empêcher sa dissémination produit des effets contraires.
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La visibilité des images ne dépend pas d’une volonté d’exhibition centralisée, mais de la simple curiosité de les voir et des différentes formes possibles pour y accéder. Restreindre, censurer, interdire sont d’autres modes de diffusion. Sans médiation, sans auteur, sans centre diffuseur. Et devant l’anonymat des producteurs et des spectateurs des images, nous entrons dans un cercle généralisé de « désautorisation » et de « déresponsabilité ». L’existence des images devient un fait naturel, en dehors du domaine de l’éthique. Ces évènements remettent les images dans le pôle de l’automatisme, comme si leur invention et leur consommation ne passaient pas par des opérations subjectives et éthiques, d’ailleurs, il n’y a pas de médiation d’où pourrait advenir la question sur le droit et la pertinence des images. Elles semblent détachées des institutions, des sujets, des pouvoirs, des appareils de codage. Elles imposent un excès de présence, un manque de sens et une impossibilité de jugement. Les images existent. Point. Elles existent si elles sont vues ; elles disparaissent si elles ne le sont pas. Tous ceux qui font partie du dispositif agissent de la même façon. Le spectateur/utilisateur inclus. Je produis, je choisis, je divulgue, j’emmagasine, j’accède, je change, je commente mais je n’ai rien à voir avec tout cela. Chaque acteur du dispositif agit comme s’il n’en faisait pas partie, comme s’il n’avait aucun rôle dans le dispositif, comme si ces images-là ne faisaient pas non plus partie de nos processus d’individuation.
Le dernier mouvement de ce chapitre 2 est une analyse plus détaillée de quelques-uns des procédures de l’artiste et du documentariste de l’état de Minas Gerais, Carlos Magno (Image VII). Pour ce faire, nous nous sommes tenus aux opérations et aux écritures que Magno fait à partir de l’utilisation de la vidéo comme forme d’interaction avec la maison, avec les amis et avec le fils. Filmer l’intimité est donc une question d’écriture et non pas d’intimité. Magno, à partir de l’intime, déchire les images. Le premier mode par lequel cette image opère trace une ligne entre son apparition fondée sur une relation réalisateur/monde, relation qui est en soi un processus d’invention, de hasard et d’incertitude et une construction d’une écriture que se fait au moment de la capture de l’image et dans le montage ; l’écriture est traversée par les marques de l’expérience vécue
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dans le tournage. Dans des films comme Imprescindíveis (2003) ou Anticristo (2006) – il y a une double présence du réalisateur. Au moment du tournage, il y a une accumulation d’images du quotidien, de situations provoquées, de textes lus, de registres d’évènements et d’amis, de visite chez l’oculiste, de débats sur l’art, etc. Dans un premier tempo, Magno est présent, très près de la caméra. Dans un second temps, c’est dans le montage que s’opère cette écriture marquée par trois mouvements; 1- la rencontre de continuités dans le discontinu, 2 – la production de discontinuités dans le continu 3 – l’utilisation d’ « archives ». Nous avons essayé de faire une analyse en privilégiant les articulations qui apportent ce double aspect, des images souffertes, celles qui arrivent par l’insistance, le hasard, par la présence nue de l’artiste et qui mêle le travail et la vie, l’amour et les images avec un délicat et méticuleux travail d’écriture.
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Chapitre 3 L’image-expérience
Nous avançons dans le concept d’image-expérience. Une image qui sera politique, non parce qu’elle montre la politique ou parce qu’elle révèle l’injustice ou même une singularité, mais parce qu’elle apparait comme ce qui défait et refait, en un même geste, les places occupées par les individus, leurs discours, leurs pratiques et leurs possibilités sensibles. C’est à dire, parce qu’elle implique une reconfiguration de la place de chaque membre du dispositif. Une image- expérience existe parce que le dispositif est métastable et non donné, le lieu où les individus se trouvent dans un processus d’individuation et non pas exposant une identité. L’expérience, comme la politique, ne présuppose pas des individus avant elle, devenant le moyen et la fin, l’autorité du processus. Il ne s’agit pas d’une expérience à acquérir avec l’image, mais d’une expérience avec l’image.
L’image-expérience est essentiellement provisoire, ce qu’elle peut c’est laisser une marque de ce passage. Alors que l’opinion se répète à partir de l’existant, l’expérience troue l’opinion et ne se répète pas. Ceci veut-il dire que l’expérience, ce moment déconcertant de différence par rapport au moi, échappe? Non ; simplement elle ne peut pas être représentée sans être en même temps présentée, fissurée. Des mouvements qui coexistent, moi-fils, moi- père, ni l’un ni l’autre ou les deux à la fois. Moi-cinéaste, moi-personnage, moi- drogué, dans les limites de la conscience. Il n’y a pas dans ces gestes de représentation sans une nouvelle présentation qui doit encore être représentée, au moins comme tentative. Son caractère provisoire est dans la façon dont elle ouvre des possibilités de la pensée et du sensible, sans être encore la représentation de ceux-ci. Soyons plus précis, il ne s’agit pas d’une impossibilité de représentation. La représentation est empêchée par l’expérience parce qu’elle est la conséquence d’un dispositif qui empêche les dualités, qui empêche la conciliation entre deux termes – l’image et moi, moi et l’identité, l’autre et le film. En ce sens, l’image-expérience apparaît comme une résonnance entre des êtres
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et des parties d’un dispositif. C’est dans l’impossibilité d’une conciliation entre ces deux côtés, qui ne sont pas vraiment opposés, que l’image-expérience existe.
Dans l’image-expérience ce qui se donne à voir c’est une accumulation de forces, un choc entre des sujets et des pouvoirs, l’immatérialité de l’individuation. Dans l’image apparaît ce qui est pré-individuel, ce qui ne s’est pas encore matérialisé comme pouvoir ou comme individuation, ce qui est tension entre images et discours, dits et non-dits qui traversent les sujets et les pouvoirs, mais qui ne se stabilisent pas forcément en eux. Le sujet présent dans ces images n’est pas nécessairement touché par les signes qui les composent. Nous sommes dans un dispositif où certaines lignes constituantes de ces images se donnent à voir mais ne se stabilisent pas.
Ce chemin nous a amené au problème des films dans lesquels les réalisateurs sont dans l’image, mettant leur propre vie dans la tension que les images établissent avec les autres éléments. D’un côté ce sont des images qui apparaissent dans l’univers intime où il y a souvent un moi qui narre et qui est objet de ce qui est narre. Ces images tendent ainsi à se concentrer dans les voix et les gestes privés que le film rend publics. Le film serait ainsi un opérateur du passage du privé au public. D’un autre côté, nous comprenons ces images comme partie d’un dispositif dans lequel, avec la caméra, le réalisateur circule sur les bords d’une expérience, dans les possibilités d’événement à l’intérieur de ces dispositifs. Les événements, qui apparaissent avec l’écriture, apparaissent en déplaçant, justement, les notions de \public et de privé. Les images- expérience apparaissaient alors dans une première et faible acception qui concernait le déplacement que le réalisateur faisait en direction d’une situation inconnue. La caméra comme arme et bouclier, clé et carte, ouvrait les chemins et cherchait l’occasion d’une expérience assez performatique. Peut-être ici, aussi une image-expérience, cependant elle se fragilisait sans le spectateur et si l’on ne faisait pas attention à l’existence conflictuelle avec l’autre – tous les autres – de l’expérience.
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L’expérience se distanciait de la représentation, apportant un problème esthétique au centre du documentaire. Nous accompagnons Foucault dans sa perception de l’expérience qui se distancie de celle des phénoménologues dans la mesure où “l’expérience du phénoménologue est, au fond, une certaine façon de poser un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations” (FOUCAULT, 2001, p. 862). Autant Bataille que Foucault feront une démarcation par rapport à l’expérience qui consiste à dire que la façon dont ils entendent l’expérience n’est pas un chemin pour le savoir, n’est pas une stratégie de savoir, une forme d’accès à quelque chose qui existe comme à priori. L’expérience déborde, dit Bataille (BATAILLE, 2006, p. 20). Selon Foucault, encore sur l’expérience phénoménologique se limite à la tentative de signifier de manière réflexive l’expérience quotidienne. La différence que Foucault apporte par rapport à la notion d’expérience pour la phénoménologie est donc double. D’un côté elle ne comporte pas l’excès, de l’autre elle refait le sujet et son unité, n’opérant pas, ce qui est fondamental pour Michel Foucault, une sortie de soi qui ne se confond pas avec l’élimination de la zoé, comme elle est développée par Agamben (AGAMBEN, 2002). Pour penser l’expérience comme une tentative “de parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l’invivable. Ce qui est requis est le maximum d’íntensité et, en même temps, d’impossibilité» (FOUCAULT, 2001, p. 862). S’il y a une invitation possible du spectateur dans ce que nous appelons image-expérience, ce n’est pas de faire comme moi – réalisateur, expérimentateur, filmé – je fais, ce n’est pas de présenter un mouvement ou un geste exemplaire. Un mode de vie à suivre ou à nier. Il y a une image-expérience qui est avant tout une invitation au lieu indéterminé de l’expérience. Une invitation «à quelque chose dont on sort soi-même transformé» (FOUCAULT, 2001, p. 860). Ce qui ne veut pas dire que ce ne soit qu’une invitation méthodologique, une démonstration d’une manière possible d’être dans le monde, et dans le monde des images en particulier.
Deux préoccupations de Foucault quand il expose sa façon de penser son travail comme une expérience; que l’expérience puisse être partagée, qu’elle
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puisse être faite par d’autres. C'est-à-dire, l’expérience n’est pas seulement la vérité de celui qui la vit – de l’expérimentateur, de l’artiste – mais aussi du lecteur, du spectateur. Le pari de Foucault par rapport à l’expérience est grand; qu’elle soit un opérateur de déplacements subjectifs d’une part, et que ces déplacements soient opérateurs de modes d’être et de penser collectifs. Une exploration de soi, nous propose Foucault, dans laquelle l’écriture fait partie de l’effort pour que cette expérience soit partageable.
L’Excès et le Régime Esthétique
Considérer l’excès comme faisant partie de l’opération qui constitue l’image et la relation des spectateurs avec elle n’est pas quelque chose de nouveau, c’est une partie de ce que Rancière nomme une confusion dans le passage du Régime Représentatif au Régime Esthétique (RANCIERE, 2004). Selon Rancière, nous ne pouvons dire si quelque chose est représentable ou non qu’à l’intérieur d’un régime d’images qu’il appelle Représentatif. Dans ce régime, l’art et l’image ont une liaison intime avec l’histoire, avec les relations causales et les opérations d’image qui se constituent en moyens pour des fins spécifiques. Dans ce régime, en plus de l’image il faut une autre chose. Cette autre chose, au XVIIIème siècle par exemple, était l’histoire (RANCIERE, 2004). Car, dans le Régime Esthétique, l’histoire et les choses ne parlent pas sans faire partie d’une poétique et d’une esthétique. Il s’établit une distance par rapport à une certaine forme de mesure commune : celle qui exprimait le concept d’histoire dans le sens aristotélicien ou de la bonne représentation; comme l’organisation des actions, des causalités idéales, des enchaînements pour la nécessité ou la vraisemblance et de l’intelligibilité des actions humaines. Il y a deux siècles, dans le régime esthétique l’ordre hiérarchique qui subordonne l’image à l’intelligibilité et au texte est aboli. “La destruction d’un régime représentatif, ne définit pas une essence enfin trouvée de l’art tel qu’en lui-même. Elle définit un régime esthétique des arts qui est une autre articulation entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes d’intelligibilité » (RANCIERE, 2003, p. 88). Pour Rancière “ l’irreprésentable” n’est pas une catégorie applicable à un événement,
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mais une façon de penser l’image dans un régime assez spécifique qui est le Régime Représentatif de l’image. Nous travaillons dans la thèse avec cette distinction entre les deux régimes pour pouvoir, dans le régime esthétique, développer la notion d’une image-expérience en tension avec la représentation.
C’est à l’intérieur de cette modulation, proprement esthétique, que des vitesses variables entre les lignes des dispositifs qui connectent et distancient des acteurs hétérogènes, nous permettent de percevoir la représentation et son échec, son effondrement. C’est justement cette variation qui incorpore le processus et le hasard, qui permet des accès construits et mesurables à l’image, ainsi que des inventions démesurées, empêchant l’intelligibilité même des actions humaines puisque la communauté entre nous et les signes29 est fragmentée et brouillée. Comme l’a écrit Deleuze, non sans ironie, dans Différence et Répétition apportant avec précision aussi bien l’immanence que l’excès du réel :
Il est bien vrai que Dieu fait le monde en calculant, mais ses calculs ne tombent jamais juste, et c’est cette injustice dans le résultat, cette irréductible inégalité qui forme la condition du monde. Le monde “se fait” pendant que Dieu calcule; il n’y aurait pas de monde si le calcul était juste. Le monde est toujours assimilable à un “reste”, et le réel dans le monde ne peut être pensé qu’en terme de nombres fractionnaires ou même incommensurables (DELEUZE, 2005 p. 387).
L’excès de l’image-expérience est dans la façon dont elle est en relation avec le chaos, comment elle ne le laisse pas échapper, comment elle l’apporte avec elle comme l’aliment le plus précieux, comme une source de rénovation et de mouvement. Mais ce n’est pas le chaos qu’on cherche, évidemment. Deleuze et Guattari nous aident en précisant « qu’une œuvre de chaos n'est certes pas meilleure qu'une œuvre d'opinion, l'art n'est pas plus fait de chaos que d'opinion; mais, s'il se bat contre le chaos, c'est pour lui emprunter ses armes qu'il retourne contre l'opinion, pour mieux la vaincre avec des armes éprouvées » (DELEUZE ;
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GUATTARI, 1997, p. 192). L’opinion, pour les auteurs, peut être comprise comme le cliché ou le consensus de Rancière. Cependant, l’excès garde une connexion intime avec l’opinion dans le sens où tous les deux se passent du spectateur, se passent de l’autre. Il y a de l’harmonie aussi bien dans les images consensuelles, dans lesquelles toutes se relient à toutes, que dans la dissension absolue, dans l’esthétique des images dans lesquelles rien ne se connecte à rien. Nous continuons avec Rancière et la notion de phrase-image. Il s’agit justement d’un lieu entre le chaos et l’opinion, entre le consensus et la schizophrénie, que cherche Rancière. Le problème de Rancière quand il élabore la notion de phrase-image est de concevoir ce qui connecte la grande parataxe, c’est à dire l’isolement des parties. Nous pouvons dire que le monde des images aujourd’hui est parataxique, images et paroles lâchées, sans connexion explicite entre elles, restant au capitalisme à construire une syntaxe, une ligne de coordination et subordination des images les unes aux autres, une ligne narrative entre ce qui apparaît isolé et autonome. Cependant, la parataxe, c’est à dire l’isolement non coordonné des images, la déconnexion “nécessaire” entre elles, est une écriture valorisée par Rancière. Il y a une puissance dans cette écriture, puisque c’est l’isolement des images et des paroles qui leur permet de multiples connexions – la force de la parataxe est de maintenir la virtualité des objets isolés. Au même moment qu’une connexion est faite et qu’un continu se constitue, cette mémoire parataxique maintient ouverte une infinité de connexions. La place du spectateur se trouve entre le sens que le film produit dans la création d’un continu et les sens qui s’ouvrent dans cette même création de continu – puisque d’autres n’ont pas été créés.
Dans le consensus tout se connecte sans grincement. Les liaisons sont idéales et transparentes, organisées par la causalité idéale entre les actions, l’enchaînement pour la nécessité ou la vraisemblance et la parfaite intelligibilité des actions humaines. La nécessité des enchaînements élimine les images elles-mêmes en faveur de la syntaxe. D’autre part, le contraire du consensus est l’isolement absolu; ce que Rancière dit être la schizophrénie. Dans cet isolement des images aucun commun ne prend forme, aucun point de connexion ne se
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donne à voir. Un tel isolement se traduit dans les films en ce que “chaque spectateur peut penser ce qu’il veut”. Que c’est triste! Pour penser ce que je veux je ne sors pas de chez moi, je ne me confronte pas avec le différent, je n’entre pas en tension avec l’autre ou avec l’oeuvre.
La notion de phrase-image surgit plutôt dans le lieu intermédiaire entre deux puissances politiques propres au Régime Esthétique. La première est celle dans laquelle l’esthétique devient une façon d’inventer par l’art de nouvelles formes de vie. En faisant ce geste et en créant une narration et une syntaxe, l’art se supprime comme art. Il s’agit dans ce premier cas d’un art qui donne à voir une action possible qui se situe “après la révélation esthétique” (RANCIÈRE, 2004, p. 66). La seconde est celle dans laquelle la forme résiste et ne se laisse pas capturer par une syntaxe. L’art se sépare ainsi de la vie pour se maintenir comme garantie d’une expérience possible et se pose comme une critique des formes, des objets et des marchandises qui rendent indiscernables les frontières entre la vie et l’art. Dans le premier cas l’art est une révélation d’un monde possible, dans le second une réserve mystérieuse du monde. L’effort de Rancière est de sortir d’une opposition qui met l’esthétique et la politique dans deux camps opposés. Ou comme art engagé, révélateur et consensuel, ou comme forme pure qui se fait politique: en restant à distance de la politique, des luttes réelles, se préservant intouchable. L’image-expérience a un lieu de tension entre ces deux forces, entre l’art et la politique, qui apparaît dans l’impureté d’un dispositif et dans l’impossibilité téléologique qui lui est associée. Une opération de montage dans lequel il y a suspension de tel ou tel pouvoir, une suspension par le montage, une instabilité par la rencontre. La possibilité qu’un montage opère dans une ligne indiscernable entre la construction de sens et “l’espace de constitution de résonnances infinies ” (RANCIÈRE, 2001 p. 212). L’expérience deviendra ainsi la forme la plus appropriée pour concevoir deux opérations que nous privilégions, la sortie de soi, un processus désindividuant, et la production d’une image qui est part du dispositif, collective et hétérogène.
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Ce qui est perturbateur dans les documentaires qui donnent voix à l’autre c’est le mouvement qui les pousse à privilégier l’autre au détriment du moi. Mais, en privilégiant l’autre ils nient la rencontre et l’événement. Une image-expérience constitue un trou dans le savoir du moi et de l’autre, elle est traversée par l’ignorance, par le non-savoir sur l’effet de la rencontre. Une dichotomie qui ne nous aide pas beaucoup à définir le rôle intermédiaire de l’image-expérience et, au contraire, ne cesse d’opérer une division entre deux camps, deux savoirs. Expérimenter c’est le contraire de s’observer, de chercher une identité, une phase de son être, mais aussi, expérimenter n’est pas un abandon absolu, ni de l’individu présent dans l’image, ce n’est pas non plus une stratégie pour l’apparition dans l’image. L’image-expérience n’implique pas une auto- observation car ce lieu de dehors – qui s’observe – implique une concentration dans l’individu individualisé et non dans le processus qui a permis que cet individu surgisse. C’est à dire, s’observer renverse temporellement le geste que l’expérience demande.
Dans le développement du concept d’image-expérience nous nous rapprochons de trois travaux assez différents entre eux, chacun d’eux nous apportant différentes places pour les réalisateurs, différentes formes d’expérimentation du monde et de passage de l’expérience personnelle vers la production d’une image partageable, personnelle et collective. Avec son film- installation Aka Ana (Rouge Trou) que la Cinémathèque Française a présenté dans l’exposition L'image d'aprés en 2007. Antoine D’Agata fait une espèce de journal de voyage sur l’univers de la prostitution à Tókio, inspiré du cinéaste japonais, Nagisa Oshima (Image III). Cette relation avec les prostituées est dans les images, non pas comme un document de cette relation intime avec le monde, mais comme matérialité même: dans les sons, les susurrements, la proximité pornographique, les visages de plaisir et de douleur. Une démarche qui forme une image esthétiquement affectée par l’expérience. Une démarche qui distancie le film du réalisme descriptif dans l’image et dans le texte d’un côté, et de l’autre, de l’esthétique qui cherche "l’image parfaite", unique, idéale et irremplaçable. Une image-expérience est une image de passage, entres individus et entre
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savoirs, fréquemment un reste. “Mon nom est Iku (aller), mais vous m’appelez Sumi”, dit une des filles.
Les images et les sons de Aka Ana n’ont pas pour destinataire le réalisateur, pas plus le spectateur. Des corps nus dans le plaisir et la souffrance, s’exhibant pour un public anonyme ou dans des restes de rêve, apparaissent comme des sons orgasmiques pré-individuels. Comme un son sans propriétaire qui surgit dans le sexe. “Mon nom est Iku, mais vous m’appelez Kei”. Ce travail de D'Agata explicite encore la façon dont cette expérience du photographe ne se réduit pas au vécu que celui-ci a eu pendant qu’il faisait le film. Mais d’un processus d’écriture traversé par la temporalité du filmage mais qui ne se tarit pas là. Ce passage s’opère dans la façon dont le photographe constitue une séquence avec ses travaux et ses photos. «Dans un désordre constitué, reconstruction maniaque d'expériences désordonnées, les images, comme les mots, flottent quand elles sont isolées et ne peuvent se repondre, s'entrechoquer, se contredire [...] Bout à bout, les images reconstruisent un puzzle aléatoire qui repousse les limites de l'explicite et figure sans la figer ou la simplifier, une expérience» (D’AGATA, 2007, 13). La préoccupation de d’Agata est spécialement importante dans la mesure où il pointe le doigt simultanément sur l’expérience qui passe par son corps, par sa mobilité avec l’altérité, et sur une relation avec l’image qui maintient l’expérience vivante, qui ne la congèle pas, qui la maintient en résonance. “Aucune création n’existe sans expérience” (DELEUZE ; GUATTARI, 1991, p. 121). Mais la création pour se maintenir comme telle et non comme objet créé implique justement cette écriture qui passe par le montage, qui passe par le maintien de la tension de l’expérience que la visibilité de l’image tend à immobiliser.
Nous avons fait aussi le rapprochement de deux films séparés dans le temps, Les glaneurs et la glaneuse (2000) (Image IV, V), de Agnès Varda et Lost, Lost, Lost (1976), (Image VI) de Jonas Mekas. Varda fait comme un aveugle qui avec une hypersensibilité du toucher est capable de percevoir les filigranes de la matière et même jusqu’à la chaleur d’une couleur. Filmant sa propre main la cinéaste touche l’espace comme si par le fait d’être filmé il
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gagnait une autre consistance, une autre température. C’est avec le toucher qu’elle va chercher la différence de ce qui change dans l’espace filmé. Et c’est avant tout la main qu’elle va filmer, la main qui se confond avec la camera, la main qui servira pour l’amour et pour la guerre, extrémité, réceptacle et bâton. (FOCILLON, 1943/1981) Planche à calcul et calendrier. Dans la main se concentrent les principaux et les plus fréquents gestes inutiles30.
Plutôt que de se mettre entre l’image et la machine il vaudrait mieux dire; ce geste apporte l’image et la machine à l’intérieur d’un dispositif où l’expérience extrapole l’image et la machine et dans lequel tous les deux se mettent à faire partie de cette trame hétérogène dont des individus font partie et dans laquelle une pluralité de forces entrent en relation avec ces individus, constituant ainsi un processus d’individuation. Si, traditionnellement, dans le cinema a été en jeu la présence ou l’absence d’apparat, la transparence ou l’opacité, le spectacle ou son interruption, ces doubles se perdent en un nouveau naufrage des catégories qui opèrent par exclusion et séparation. Machine et image ne sont pas des pôles de l’expérience, mais des parties du dispositif d’où elle peut apparaître. Le réalisateur n’est plus seulement derrière ou devant la scène, mais participant du même mouvement oú l’image est toujours une médiation, un espace artificiel, un “entre” éléments. Dans cette opération il n’y a pas d’inscription préalable de ce qui est possible comme automatisme ou comme subjectivisme et eux mêmes ne se déconnectent pas l’un de l’autre. Il y a dans ce mouvement une fondamentale renversement temporelle. Si c’est à partir de l’image finie que nous construisons un système de compréhension de son apparition nous ne pouvons pas échapper à une réaction téléologique dans laquelle l’image est la fin d’une opération qui engage des techniciens et des individus – des automatismes et des subjectivités. Toutefois il est possible que la perception des images ne soit pas faite à partir de l’image constituée mais de son devenir, de l’expérience qui la fait surgir. De
30 Commentant l’oeuvre de Francis Bacon Deleuze écrit que la main est “comme si la main prenait une indépendance, et passait au service d’autres forces, traçant des marques qui ne dépendent plus de notre volonté ni de notre vu”. [...].” Il ne suffit certes pas de dire que l’oeil juge et que les mains opèrent. Le rapport de la main et de l’oeil est infiniment plus riche, et passe par des tensions dynamiques, des renversements logiques, des échanges et variances organiques” Deleuze, 2002, p. 145)
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l’expérience qui ne se résume pas à des dispositifs techniques ni à des gestes individuels. La perception de l’image comme partie d’un dispositif dans lequel circulent des objets techniques et des individus nous permet d’appréhender l’image comme un être en mouvement, comme une partie d’un processus d’individuation qui, comme l’individu, ne se trouve pas fini dans l’image.
Aussi bien Varda que Mekas explicitent la façon dont le documentaire est composé par de multiples acteurs et comment ceux-ci sont constamment en tension, même quand ils sont seuls avec la caméra, apparaissant et disparaissant des processus d’énonciation. Pour en revenir à la politique, nous pouvons dire que, liée à l’expérience, elle fait partie d’un régime de signification qui ne privilégie pas la volonté de signifier, mais la scène dans laquelle cette signification peut apparaître. Comme nous le voyons, la notion d’image- expérience cesse connectée aux seuls mouvements du réalisateur en direction d’une expérience pour devenir une opération d’image en soi.
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Chapitre 4 Connexionisme, capitalisme et biopolitique
Dans ce chapitre, nous avons porté notre effort sur la compréhension des limites de l’éloge de l’expérience et des pouvoirs connexionistes du documentaire. Nous nous sommes rapprochés d’auteurs comme Félix Guattari, André Gorz, Luc Boltanski et Ève Chiapello pour comprendre ce nouvel esprit du capitalisme (BOLTANSKI; CHIAPELLO, 1999) et les façons dont se reconfigurent les captures et l’intérêt pour les vies ordinaires, pour les expériences urbaines et marginalisées, pour les forces anti-disciplinaires des êtres.
Lorsqu’on analyse la pédagogie du marketing, c’est à dire, les textes qui s’adressent aux professionnels se trouvant au sommet de la pyramide du capitalisme, on s’aperçoit qu’ils identifient l’incorporation de diverses formes de libération individuelle et d’authenticité, hautement valorisées par le discours autour de mai 68, comme valeur de ce nouvel ensemble de croyances qui justifient et légitiment le capitalisme, sans toutefois remettre en jeu l’accumulation et le gain. Cette littérature administrative présente deux faces, toutes deux normatives, l’une concernant le gain et l’autre la légitimation. Cette face légitimatrice met en relief, entre autres choses, ce que le travail intimement lié au capitalisme peut avoir d’intéressant, d’excitant, d’innovateur, de méritoire” (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 95) et doit aussi prendre en considération non seulement les aspirations de l’entreprise et du professionnel mais les formes selon lesquelles la première face, celle du gain, peut se connecter à un bien commun.
Ce que les auteurs appellent une critique artistique du capitalisme met en question la massification des sens par la marchandisation de tout – y compris du désir et de la pensée -, en critiquant la domination faite par le travail et l’assujettissement qu’il impose au temps et à l’espace des hommes, qui les
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empêche d’atteindre une expérience authentique avec soi-même et avec l’autre; en opposition à cela, on place la liberté de l’artiste. L’artiste est un modèle et en même temps sa liberté est une marchandise de grande valeur dans le capitalisme connexioniste. Le chef devient le médiateur et l’animateur d’une équipe de compétences qui s’organisent par projets et qui s’auto-contrôlent avec une grande liberté, produisant “des connexions actives propres à faire naître la forme” (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 157). La proximité avec le dispositif n’est pas une coïncidence, Boltanski et Chiapello connectent la notion de réseau au concept deleuzien de plan d’immanence; un plan dans lequel les rencontres ne se font pas par des relations mesurables mais par variation de vitesses et de rythmes entre des particules non formées, en individuation pourrions-nous dire. Travailler en réseau, conseillent les spécialistes en gestion, revient à rendre le poste de chef mobile. Le contrôle n’est plus fait par le chef ou par une entité qui centralise les décisions, mais par la réalité même, le marché. Le bon gestionnaire, selon cette littérature, doit avoir la capacité de bien articuler le sensible et la raison.
Boltanski et Chiapello résument ce nouvel opérateur du capitalisme et font la liaison avec la critique artistique.
Ainsi, les qualités qui, dans ce nouvel esprit, sont des gages de réussite – l'autonomie, la spontanéité, la mobilité, la capacité rhizomatique, la pluricompétence, la convivialité, l'ouverture aux autres et aux nouveautés, la disponibilité, la créativité, l'intuition visionnaire, la sensibilité aux différences, l'écoute par rapport au vécu et l'accueil des expériences multiples, l'attrait pour l'informel et la recherche de contacts interpersonnels – sont directement empruntées au répertoire de Mai 68. Mais ces thèmes, associés dans les textes du mouvement de mai à une critique radicale du capitalisme (notamment à la critique de l'exploitation) et à l'annonce de sa fin imminente, se trouvent dans la littérature du néomanagement, en quelque sorte autonomisés, constitués en objectifs valant pour eux-mêmes et mis au service des forces dont ils entendaient hâter la destruction» (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 150).
Comme les auteurs le disent clairement, ce n’est pas dans l’aliénation et dans l’isolement que le bon management se construit. Au contraire, le
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capitalisme devient mécanisme de relations humaines (BOLTANSKI; CHIAPELLO, 1999) dans lequel l’intuition et la créativité ne peuvent être laissées de côté. Les sociologues retrouvent Guattari quand ils disent que le nouveau management fait de plus en plus appel au "savoir être" qu’au "savoir faire" (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999 p. 151). Un savoir être avec l’autre, qui inclut flexibilité et adaptabilité. Ayant l’artiste comme modèle, l’homme du capitalisme connexioniste a un esprit ouvert et curieux, il est médiateur, charismatique, disponible et à l’écoute. Connecteur qui ne garde pas pour lui la connaissance et les contacts. Il doit toujours être attentif à rompre les "zones dans lesquelles les médiations sont rares ou inexistantes" (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 175) en se concentrant sur les êtres humains et sur leurs puissances créatives et singulières qui affluent dans la liberté et non pas dans la discipline, dans l’autoritarisme ou dans les institutions.
Le capitalisme occupe ainsi le tourisme, la culture, les services, les loisirs, etc (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 534). Toutes les formes doivent passer par l’authenticité d’une présence humaine. La valeur en vient ainsi à être associée aux biens qui ne sont pas immédiatement des marchandises. Plus ils sont exclus du marché, plus ils ont de valeur, plus il y a de mépris pour le capital, plus grande est la possibilité d’inventer une nouvelle marchandise – humains, goûts, rythmes, manières d’être et de faire. Le désir du consommateur et les modèles existants sont obsolètes pour ce créateur et pour ces nouveaux produits, la valeur repose alors sur l’intuition et la spontanéité naturelle du créateur. Le créateur dans ce nouveau capitalisme est celui qui arrive à conjuguer la facilité et l’habileté à circuler dans des milieux excentriques et l’intuition pour dévier le singulier et le différent vers la sphère de la consommation, c’est à dire pour le contrôle de la circulation, contrôle qui ne se traduit pas par des produits de masse mais par des marchandises authentiques, modulables31. Cette authenticité, cependant, gagne des contours singuliers avec
31 « Qu’est-ce qui rend la postmodernité si différente de la modernité? Il y a une réponse à la fois simple et complexe à cela, à savoir le fait que la postmodernité correspond à une nouvelle époque du capitalisme qui repose sur la transformation en marchandise du temps, de la culture et de
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la critique associée à mai 68. L’authenticité antérieure - Ecole de Frankfurt – est dénoncée parce qu’elle se présente comme une recherche de l’original, par opposition au simulacre, comme un néo-platonisme.
Dans un monde connexioniste, la fidélité à soi apparaît en effet comme rigidité; la résistance aux autres, comme refus de se connecter; la vérité définie par l’identité d’une représentation à un original, comme méconnaissance da la variabilité infinie des êtres qui circulent dans le réseau et se modifie à chaque fois qu’ils rentrent en relation avec des êtres différents, en sorte qu’aucun de leurs avatars ne peut être pris comme point d’origine auquel d’autres manifestations seraient confrontées” (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 547)
Ce passage de Boltanski et Chiapello montre clairement le double jeu du capitalisme par rapport à l’authenticité; d’un côté, faisant du singulier une marchandise, de l’autre, travaillant sur la notion de réseau pour défaire l’idée d’un original. Dans le monde du simulacre il n’y a pas d’original, par conséquent la demande d’authenticité se vide.
Une bonne part du documentaire a toujours trouvé sa force dans la façon dont il montrait le singulier, l’autre, comment il documentait les formes de vie et les esthétiques marginalisées, et actuellement l’éloge connexioniste domine la critique. Cependant, le documentaire serait-il affecté par le capitalisme contemporain qui porte à ses limites la singularisation des désirs et des formes de vie, en s’abstenant de discipliner les corps et les esprits pour agir dans les possibles captures de la vie et des façons d’être? Le problème qui devient explicite dans le documentaire contemporain, c’est la façon dont il peut se différencier ou coïncider avec l’éloge de la singularité, les modes de vie liés au capitalisme contemporain et les modes d’expérience du monde. Le capitalisme est producteur de subjectivités et il est produit par la diversité de celles-ci. Dilater
l’expérience, tandis que la modernité était liée à une phase antérieure reposant sur la marchandisation de la terre et des ressources naturelles, l’extension du salariat, la production industrielle de biens matériels et la fourniture de services de base” (Rifkin, 2005 p. 243)
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l’expérience du sensible n’est pas une exclusivité de l’art ou du documentaire, c’est la matière première et le défi même du capital.
Ce problème que nous soulevons est directement lié à la façon dont les pouvoirs s’intéressent à la vie et comment celle-ci est une forme de résistance à ces pouvoirs. C’est dans cette perspective que nous reprenons la notion de biopolitique chez Foucault pour, à partir d’elle, arriver au paradoxe contemporain avec des exemples qui se distancient du champ du documentaire, que j’ai privilégié ici, mais qui nous permettent de visualiser d’indissociables mouvements de liberté et de capture qui traversent diverses productions audiovisuelles contemporaines. Résister à un milieu disciplinaire, c’était s’opposer aux institutions qui incarnaient la discipline ou singulariser ce qui était normalisé par l’institution. En période post-disciplinaire ces limites ne sont plus explicites.
Foucault identifie un passage des façons d’opérer du pouvoir par rapport à la vie des individus. Si jusqu’au XVIIème siècle le pouvoir s’exerçait par la main du souverain qui possédait le droit de vie ou de mort sur l’individu, après cela c’est sur la vie et les façons dont les vies s’organisent dans le monde que le pouvoir investit. Il se constitue ainsi un biopouvoir qui “fait vivre et laisse mourir” (FOUCAULT, 1977). Ce passage entre deux mondes met la vie et le corps dans un autre lieu subjectif. Il ne s’agit plus de disposer ou non de la vie des individus mais de la rendre plus puissante et productive. Le pouvoir devient ainsi un gestionnaire calculateur de la vie. N’investissant plus négativement contre la vie mais la positivant. Si le pouvoir jusqu’au XVIIème siècle pouvait retirer la vie, il aurait pu avant cela soustraire les richesses, la parole, le temps. Alors qu’une gestion positive de la vie, qui allait prédominer à partir du XVIIIème siècle, impliquait des façons de majorer les forces, aussi bien individuelles que collectives. Il ne s’agit donc pas d’un pouvoir complémentaire, extérieur aux forces vitales, mais d’un pouvoir qui s’occupera de la gestion de ces forces. Une conception positive du pouvoir – différente du pouvoir comme restriction, confiscation et frontière. Le pouvoir contrôle et influe sur les mouvements de
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cette population qui ne constitue plus un autre pouvoir mais un public32. Pouvoir qui aura deux faces qui coexisteront – jusqu’à présent: la discipline et la biopolitique. La discipline comme un biopouvoir organique – fonctionnant comme organisme - et la biopolitique comme un biopouvoir a-biologique - un investissement sur le temps et les virtualités subjectives et affectives (PELBART, 2003).
Notre effort dans ce chapitre a porté sur ce passage historico-conceptuel de la notion de discipline, et de la résistance qui y est liée, à la reprise de la biopolitique contemporaine, en passant de Foucault à Antonio Negri, Michael Hardt et Maurizio Lazzarato.
Les productions subjectives comme partie du pouvoir, les gestes singuliers, la force et la puissance connexioniste des processus d’individuation, un véritable travail sur soi, ne peuvent être compris comme une pratique pleinement libertaire, comme Foucault l’indiquait déjà. S’il en était ainsi nous encourrions le risque d’imaginer une nature humaine qui soit restituée par ces pratiques, d’un côté et, d’un autre côté, qu’elles se feraient en marge du pouvoir. C’est dans cet esprit que Foucault propose une différenciation importante entre pratiques libertaires et processus de libération: les pratiques libertaires peuvent faire partie des dispositifs, elles peuvent être des forces de modulation à l’intérieur des dispositifs, alors qu’un processus libertaire ne pourra fonctionner que sous une clé hegelienne de perception de l’histoire et du pouvoir dans laquelle la résistance gagne des nuances dialectiques.
La résistance atteint une dimension qui accompagne le biopouvoir lui- même, c’est à dire qu’elle devient productive, interliée avec le pouvoir. Le pouvoir s’occupe de la vie et la vie est, en soi, pouvoir, comme l’a écrit Negri en diverses occasions. Eh bien c’est dans cette perception de la biopolitique que nous nous plaçons. La vie est ce qui est visé par le pouvoir et c’est aussi ce qui résiste. Car ces deux formes se différencient ainsi en, un pouvoir sur la vie – un
32 Si la régulation de la « population » nous conduit à délaisser le couple disciplinaire « individu- masse », le concept de public, lui, nous amène définitivement sur un autre registre. « Les individus sont devenus des « dividuels » et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques » (Deleuze, 1990, p. 244).
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biopouvoir – et un pouvoir de la vie – une biopolitique. Il n’est bien sûr pas toujours possible de définir ce qui est de l’un ou de l’autre, c’est justement dans l’ambiguïté entre les deux que s’installe le capitalisme contemporain. La biopolitique est ainsi une production de subjectivité qui résiste et stimule le pouvoir et le capital. Pour Negri et Hardt, la biopolitique est la base du monde contemporain, aussi bien du pouvoir post-disciplinaire que de la résistance à ce pouvoir. Elle est précisément ce contexte contradictoire dans lequel le biopouvoir globalisé embrasse tout le tissu social et dans ce même mouvement il se voit empêché de contrôler la pluralité et la singularité de ce milieu; double généralisation, du pouvoir et de la résistance.
En contraste avec le modèle transcendantal, qui postule un sujet souverain unitaire au dessus de la société, l’organisation sociale biopolitique commence à se révéler absolument immanente, avec tous les éléments interagissant dans le même plan. Dans ce modèle immanent, en d’autres termes, au lieu d’une autorité externe imposant l’ordre d’en haut à la société, les divers éléments présents dans la société sont capables d’organiser eux- mêmes la société de manière collaboratrice (Negri et Hardt, 2004, p. 422)
André Gorz est cité par Deleuze et Guattari, encore dans les années 70, dans Mille Plateaux (1980), justement autour de cette idée. “Le capitalisme mondial n’a plus comme élément de travail qu’un individu moléculaire, ou molécularisé, c'est-à-dire, ‘de masse’” (GORZ apud. DELEUZE, 1980, p. 263). Cette petite citation apporte une préoccupation centrale de l’auteur et qui nous paraît perturber de manière définitive la connexion entre micropolitique et résistance, comme nous l’avons déjà vu. De même ici, nous voyons signalé l’insuffisance d’un éloge du privé, du singulier et de l’authentique comme forme de résistance, ce que nous annoncions déjà quand nous avons apporté la notion de dispositif. La résistance devient force ontologique du biopouvoir, activité constituante de l’être et partie des processus même d’individuation. Dans cette relation non-dichotomique entre le pouvoir et la résistance se trouvent ces processus d’individuation qui opèrent en micro-affrontements, sans
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commencement ni fin, nécessairement collectifs; un processus biopolitique “entrepreneur de subjectivité et entrepreneur d’égalité” (NEGRI, 2001, p. 36).
A la différence de l’ère disciplinaire, les productions subjectives ne sont pas des restes mais l’essence de ce qui nourrit le capitalisme contemporain et sur laquelle repose tout son effort de capture. Car, pour Negri et Hardt, “aucune subjectivité n’est au dehors [...] nous tous existons entièrement dans le domaine du social et du politique” (NEGRI ; HARDT, 2000, p. 375). Espace d’opération de l’économique et du subjectif, l’Empire est, pour les auteurs, un “tissu” rhizomatique et sans mesure, proprement biopolitique en ceci que “les relations entre les modes d’être et les segments de pouvoir sont toujours construites à nouveau et varient infiniment” (NEGRI; HARDT, 2000, p. 377). L’héritage deleuzien est explicite et revendiqué par les auteurs. C’est dans un monde qui est devenu un espace lisse, distant de l’action policière des Etats, tout au moins par rapport à diverses facettes de la vie humaine, qu’il est possible de penser cette existence d’une puissance proprement biopolitique de la multitude.
En contraste avec la notion de multitude, Jacques Rancière travaille avec la notion de peuple et critique l’idée de multitude, disant que la multitude dépend d’un sujet communiste. Pour Rancière, il y a dans la notion de multitude une phobie par rapport au conflit. Selon lui, pour les théoriciens de la Multitude le sujet est communiste (RANCIÈRE, 2002) et le conflit n’est pas nécessaire en raison d’une parfaite identification entre l’excès que constitue l’être et le devenir de la communauté. Cette critique de Rancière est plus explicite quand nous reprenons le caractère dissensuel de la politique au chapitre 5 et à la conclusion..
J’apporte encore dans ce chapitre la notion de dispositif pour Agamben. Dans de récents travaux, le philosophe italien a lui aussi repris des notions de Foucault comme le dispositif et la biopolitique pour penser le monde contemporain. Cependant la notion d’Agamben diffère sur certains points de ce que nous avons avancé jusqu’à présent et pour cette raison il nous semble important de nous étendre sur la perception qu’il a du pouvoir et de la relation de celui-ci avec les individus.
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Premièrement, dans “Qu’est ce qu’un dispositif?” Agamben explicite une division qui nous parait peu féconde pour indiquer le mode d’opérer du pouvoir contemporain. “Je propose tout simplement une partition générale et massive de l'être en deux grands ensembles ou classe: d'une part les êtres vivants (ou les substances), de l'autre les dispositifs à l'intérieur desquels ils ne cessent d'être saisis” (AGAMBEN, 2007, p. 30). Après avoir fait cette séparation entre les êtres vivants et les dispositifs – techniques et machines de pouvoir -, Agamben fait un rapprochement entre les dispositifs de pouvoir disciplinaires et les dispositifs techniques. Je me permet une longue citation car je trouve qu’elle explicite un certain essentialisme dans la façon dont Agamben voit la technique, de même qu’elle explicite comment il n’arrive pas à se séparer d’une opération dichotomique entre pouvoir et libération:
j’appelle dispositif tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler, et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants pas seulement les prisons donc, les asiles, la panoptique, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l'articulation avec le pouvoir est un sens évident, mais aussi le stylo, l'écriture, la littérature, la philosophie, l'agriculture, la cigarette, la navigation, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, le plus ancien dispositif (AGAMBEN, 2007, p. 31).
Ce qu’Agamben est en train de construire est une notion de pouvoir qui se place comme une instance extérieure et désintéressée dans la liberté et la créativité des individus. Il est clair que cet univers de pouvoir – qui modèle et capture – n’est pas absent, cependant cette anticipation des gestes et des pensées ne nous semble pas rendre compte de la façon d’opérer du capitalisme connexioniste et rhizomatique. Un dispositif aujourd’hui n’est pas ce qui bloque seulement les relations de pouvoir et agit par domination “produisant des sujets” (AGAMBEN, 2007, p. 27). Au contraire, le capitalisme est à la recherche de ce qu’il y a de plus humain, les émotions et les affects, la créativité et les gestes excessifs.
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Entre ces deux classes d’êtres, les vivants et les dispositifs, apparaît pour Agamben, une troisième, les sujets. Premièrement il nous paraît excessif de placer dans un même concept les dispositifs disciplinaires et techniques. Un stylo et un panoptique ne sont pas des modes similaires d’instrumentalisation des gestes et des pensées des individus, même si le langage peut se concrétiser en un dispositif de pouvoir. Si un dispositif disciplinaire constitue un moyen de modeler les individus, le contrôle existe justement à cause de l’intérêt et de l’incapacité de modeler. Il est certain que, dans une société de contrôle, la discipline n’est pas du passé, mais nous ne pouvons pas cependant retirer l’accent mis sur le contrôle qui indique la façon d’opérer visée et priorisée par le pouvoir contemporain.
En second lieu, toute la pensée de Foucault a pris une direction qui s’éloignait de la notion de sujet. Cette notion, pour Foucault, suggère toujours que le pouvoir subjugue et assujettit (FOUCAULT, 2001 p. 1046). Le pouvoir produit des individus en imposant une “loi de vérité” (Foucault, 2001 p. 1046), mais justement, ce qui distancie la discipline de la gouvernabilité c’est que la relation de “pouvoir et l'insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées” (FOUCAULT, 2001 p. 1057). Mais ce n’est pas seulement dans les années 80 que Foucault explicite cette impossibilité de penser le pouvoir en termes d’opposition. Dans son cours de 76 au Collège de France il dit: “Le pouvoir s'exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individués circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d'exercer ce pouvoir. Ils ne sont jamais la cible inerte et consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais" (FOUCAULT, 1997, p. 26). Mais, pour Agamben, le dispositif est une machine qui produit des subjectivations. C’est à dire, une machine de pouvoir qui produit des sujets. Devant cette perception du dispositif, il est explicite qu’Agamben se préoccupe d’une perception de ce qu’est la biopolitique assez différente de celle de Negri et certainement de ce que nous croyons être la question de la biopolitique aujourd’hui et qui influence les individus dans l’image et les modes de résistance, qu’ils soient liés à l’art ou non.
Les dispositifs aujourd’hui, biopolitiques et paradoxaux, comme nous le
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voyons, ne se tiennent pas séparés de ce qui les module et de ce qu’ils profanent33 – pour rester dans les termes d’Agamben. Sa notion de dispositif ne s’appuie qu’à travers deux perceptions à mon avis erronées. La première élimine les individus et les processus d’individuation de l’instabilité des dispositifs. La seconde ne donne pas sa juste importance à l’intérêt qu’ont le pouvoir et le capital à produire et se nourrir des processus vitaux et excessifs dans lesquels la profanation des dispositifs fait partie de leur gloire et de leur échec.
La résistance et l’invention du commun passent par une production biopolitique qui rend la postmodernité inventrice d’un nouveau sujet politique, voilà la prémisse de Negri et Hardt. Une biopolitique qui est une production subjective et une articulation de puissances productives dispersées. Une part importante de ce sujet apparaît à cause des nouvelles formes de circulation de la connaissance et de la valorisation du travail immatériel, dont Negri et Hardt disent qu’il vaudrait peut-être mieux l’appeler travail biopolitique; “travail qui crée non seulement des biens matériels, mais aussi des relations et, en dernière analyse, la vie sociale elle-même” 34 (NEGRI ; HARDT, 2003, p 150). Negri parle encore d’un devenir femme du travail, défaisant une distinction classique selon laquelle les femmes et leurs travaux, plus liés aux investissements affectifs et de reproduction matérielle des forces de travail, ne seraient pas des formes de production de valeur.
Au centre des transformations qui impliquent de nouvelles compositions spatiales et temporelles du travail – l’entreprise n’a pas la frontière de la fabrique, les relations n’ont pas le temps de la chaîne de montage – cet individu devient multirythmique, une cohabitation de manières de faire le travail qui engagent l’expérience de l’univers privé et rendent fluides les frontières entre les finalités économiques, sociales, politiques et culturelles du travail. Autrement dit, la vie
33 Pour une critique de la notion de profanation chez Agamben: Safade, Vladimir. Materialismo, Imanencia e política: sobre a teoria da ação de Giorgio Agamben. In. SEDLMAYER, Sabrina. GUIMARÃES, César, OTTE, Georg. O comum e a experiência da linguagem. Belo Horizonte: Editora UFMG, 2007.
34 Negri et Hardt nous rappellent que, comme le travail immatériel a l’affection et la production sociale pour base, il englobe aussi le travailleur qui n’est pas inclus dans le marché formel – la maîtresse de maison, le chômeur, etc.
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dans son ensemble se met à faire partie de ce que le travailleur a à offrir à l’entreprise en même temps que l’entreprise ne peut pas restreindre les activités “vitales” non immédiatement fonctionnalisables de la vie du travailleur. La vie et le travail font alors partie d’un même flux sans dehors .
La relation de la biopolitique avec l’ordre du travail contemporain nous aidera à analyser de plus près cette intimité entre production de subjectivité et formes de capture. Il s’agit cependant de percevoir, justement dans le champ du travail dit immatériel, comment un différent type de demande des individus, de la part du capital est aussi producteur d’un excès de production subjective et collective qui transcende les limites de ce qui est capturable par le pouvoir.
Le capitalisme, qui n’est plus celui de Adorno et Horkheimer, comme nous l’explique André Gorz (GORZ, 2003), dans lequel les individus étaient incités à se produire comme il pensait qu’ils devraient être. Aujourd’hui, le capital ne sait plus comment doivent être ces subjectivités, ni à quels flux elles doivent être associées, il sait seulement qu’elles doivent, à un moment donné, se traduire en produits ou consommateurs – distinctions de plus en plus improbables dans le capitalisme où se vendent des expériences et des esthétiques. La fonctionnalisation est proprement une forme de transfert de l’énonciation vers une instance extérieure aux individuations. Au moment où un mode de vie, un geste ou une esthétique est transformé en marchandise ou en identité catalogable, ce qui est en risque et qui tend à stagner est son pouvoir de transformation et de reconfiguration de sensibles.
En ce sens, une importante partie de ce chapitre est consacrée à l’analyse de produits médiatiques qui dialoguent avec cette incitation et cette capture de l’expérience, des singularités esthétiques et subjectives. Nous avons fait d’abord une analyse d’une publicité de la marque de tennis Puma dans laquelle la stratégie de l’entreprise se confond avec la critique artistique. D’une façon plus détaillée nous avons analysé les vidéos des Barrados do Big Brother. Comme le nom l’indique il s’agit de vidéos faites par des personnes quelconques qui désirent participer au reality-show. En s’inscrivant elles doivent envoyer une
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vidéo à la Rede Globo dans laquelle elles se présentent et exposent leur désir de participer, comme dans une lettre de motivation pour un emploi. A la différence que, dans le cas du reality, le candidat n’a pas besoin d’avoir de scolarité ou d’expérience spécifique. Ce qui intéresse c’est sa façon d’être lui-même. Donc, ce sont les vidéos des non sélectionnés, pas tous, qui sont disponibles sur le site de la Rede Globo.
En règle générale, je travaille dans l’hypothèse que la présence des individus dans ces dispositifs de visibilité qui transfigurent la notion d’exposition de l’intimité et du privé, et transforment l’image en espace d’invention de soi, ne peut être jugée d’emblée comme une perte de la profondeur ou de “l’authenticité” du sujet en faveur du spectacle, de l’exposition publique, entre autres choses parce que ce sont justement ces qualités qui sont des demandes des anonymes, des vies ordinaires.
L’action politique qu’il faut comprendre dans ces vidéos ne peut être vue comme une action d’un individu face à la Globo, ou d’une construction subjective individuelle qui donne à voir et à penser de manière singulière. Le choc entre les pouvoirs se passe une foi que ces images revendiquent une place. La question alors est de savoir dans quelle mesure ces vidéos et les dispositifs dans lesquels elles se trouvent mettent en scène un conflit. A mon avis, elles matérialisent la faillite d’un type de discours disciplinaire qui est celui de la Globo. Il s’agit évidemment d’un étrange conflit, vu qu’il n’y a pas de dehors. D’un côté la volonté de partager une esthétique, de faire partie du monde connu, de la Globo et de l’univers symbolique qu’elle représente, mais de l’autre ce sont des images singulières, de sujets uniques qui viennent habiter et alimenter le dispositif.
Si notre travail autour des notions de biopolitique semble nous avoir distancié excessivement de la question des images contemporaines et du documentaire plus spécifiquement, il m’a paru fondamental pour aborder des images comme celles liées à l’émission de la Rede Globo, Big Brother, et plus particulièrement un “reste” de cette émission que sont les vidéos des Barrados do Big Brother. Mais, au delà de ça, ce travail lié à la biopolitique et aux formes paradoxales de résistance, sera fondamental dans notre dernier mouvement au
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prochain chapitre dans lequel nous abordons la question de la démocratie, nous éloignant de Negri et Hardt, qui travaillent aussi avec la notion de démocratie dans Multitude, pour observer comment la vie en tant que valeur rentre dans le documentaire et comment la notion de démocratie que nous travaillerons, en passant par Rancière, peut être un opérateur des subversions aux captures subjectives et biopolitiques mises en pratique par le capital comme nous l’ont explicité Boltanski et Chiapelo.
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Chapitre 5 Egalité Dissensuelle: Démocratie et Biopolitique
Dans ce chapitre nous analysons divers documentaires dans lesquels nous nous penchons sur la façon dont les réalisateurs maintenaient le film comme un dispositif dans lequel la différence était recherchée et en même temps affectait le film lui-même. Avec les films nous suivons les manières dont l’image est affectée par les demandes, par les mots et les esthétiques des filmés. Comment maintenir cette égalité dissensuelle? Comment maintenir cette résistance paradoxale proprement biopolitique? Comment le film peut-il rester à la hauteur des expériences qui viennent de lui?
J’expose tout d’abord la notion de partage du sensible, de Jacques Rancière, un examen minutieux de la circulation de ce qui est donné à dire, à entendre et à sentir. Dans un partage il est possible d’indiquer ceux qui ont droit à la parole et quelles sont les possibilités du sensible au sein de ce partage, en même temps, à l’intérieur, apparaissent des individus et des groupes qui opèrent des déplacements dans ce qu’il est possible de voir, de dire et de sentir, soit, une activité rare, mais proprement politique.
Pour Rancière, toute activité politique est un conflit pour dire ce qui est parole et ce qui est cri (RANCIÈRE, 1998), ce qui fait partie d’un commun et ce qui peut être seulement séparé de lui. Des coupures qui constituent la propre dimension esthétique de la politique. Cette composition entre visibilités et dicibles est ce que produit la politique, avec le théâtre pour modèle. Cette perception esthétique de la politique transfère au langage les principes qui organisent les notions de justice et de démocratie. L’accent mis par Rancière sur l’énonciation, mérite d’être débattu. Quand l’opposition se fait d’une manière péremtoire entre la parole et le cri c’est justement la dimension esthétique du cri et de la parole qui se perd. La façon de déstabiliser un partage déterminé du sensible, ne passe pas par la présence de la parole seulement, mais passe par la présence de la parole qui trouve sa place comme force d’énonciation et par le
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geste et le son qui sont effectués au moment où elle est traversée par une écriture, par une poétique.
Si nous comprenons qu’un partage du sensible est cette distribution de lieux dans lesquels la circulation de la parole et du sensible rencontre des passages et des barrières, des échanges et de la surdité, il ne peut pas être confondu avec le droit à la parole. Autrement dit, quand un individu ou un groupe à droit à la parole, ou, plus spécifiquement encore, droit à une expression subjective, ce droit n’implique pas encore la présence de la parole dans un espace commun, n’implique pas qu’elle opère nécessairement une écoute, n’implique pas une reconfiguration du sensible. Le journalisme par exemple, aussi bien imprimé qu’électronique, est farci de paroles d’exclus qui ne finissent pas par se concrétiser en une forme de reconfiguration d’un partage, au contraire. Les images de douleur ou les pleurs des parents qui ont perdu leur enfant dans l’effondrement de leur baraque normalement sont les images et les sons qui réaffirment la séparation, qui réaffirme le partage en vigueur. Dans l’image, elles réaffirment la non appartenance de celui qui souffre à l’univers de celui qui produit l’image ou au monde du spectateur. Celui qui souffre est isolé par le sentiment d’injustice qui rapidement se convertit en une accusation: si la baraque est tombée c’est le problème de l’état donc ça ne fait pas partie de mon monde, je peux passer à la prochaine image, au prochain grincement, ou bien celui qui souffre est maintenu dans son impossibilité de parole par le sentiment de peine. (BOLTANSKI, 1993) Dans ces cas, l’existence d’une parole ou d’une image de l’autre ne reconfigurent pas l’expérience sensible.
A la fin du chapitre Cinéma, corps et cerveau, pensée de l’Image-Temps, Deleuze explore la célèbre formulation du fait que le peuple manque et que la politique ne se fait pas avec un peuple passé, “mais fabulation du peuple à venir” (DELEUZE, 1985, p. 290) et il ajoute: "il faut que l’acte de parole se crée comme une langue étrangère dans une langue dominante, précisément pour exprimer une impossibilité de vivre sous la domination” (DELEUZE, 1985, p. 290). La notion de langue étrangère n’est pas développée ici, mais elle rencontre un écho quand Deleuze, citant Proust dit: "Les oeuvres d’art sont toujours écrites dans
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une langue étrangère"35 et aussi dans le livre avec Guattari sur Kafka (DELEUZE ; GUATTARI, 1975). Ce qui nous a intéressé tout d’abord, c’est la perception de Deleuze disant qu’une langue étrangère est une différence qui fissure la langue dominante. Il ne s’agit pas ainsi de revendiquer une place – contre la domination – à l’intérieur de la langue dominante. La revendication est ainsi une esthétique qui part de l’égalité. Il n’y a pas une hiérarchisation de ces langues, ni une tentative de parler et de se faire entendre dans la langue dominante, mais de rendre la langue dominante l’oppression en soi. La langue comme ce qui divise et détermine les places. La langue étrangère apparaît alors, d’un côté comme ce qui déstabilise les partages de la langue dominante, et de l’autre ce qui fonde de nouvelles places pour les acteurs qui interviennent dans cette nouvelle langue. C’est encore avec la notion de fabulation que Deleuze dans ce chapitre se distancie d’un choc dialectique entre deux paroles. Par la fabulation il y a d’un côté la déstabilisation de la langue dominante qui, en soi, exclut, et de l’autre elle fait de l’acte de parole un énoncé collectif qui empêche le maintien de l’exclusion de cette parole.
Posséder sa langue apparaît ainsi comme un geste politique, une façon de produire une égalité dissensuelle. Un geste qui ne se traduit pas par l’isolement d’une communauté de parlants d’une langue commune, mais qui, en la parlant, trouve des moyens pour une énonciation non subordonnée et nécessaire. Tandis que la littérature dominante fait se connecter chaque cas individuel à d’autres cas individuels, dans une littérature mineure “chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique” (DELEUZE; GUATTARI, 1975, p. 30). Le caractère politique passe par la virtualité de cette présence qui déstabilise la langue dominante dans le même geste qui forge les moyens “d’une autre sensibilité” (DELEUZE; GUATTARI, 1975, P. 33) au moment où ses énoncés deviennent collectifs. Deleuze paraît être ainsi proche de Rancière dans la mesure où l’égalité est revendiquée comme un principe. Comme l’a écrit Rancière; "Qui part de l’inégalité et se propose de la réduire,
35 L'abécédaire de Gilles Deleuze, avec Claire Parnet – Dirigé et Produit par Pierre Andre Boutang - Letra S.
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hiérarchise les inégalités, hiérarchise les priorités, hiérarchise les intelligences et reproduit indéfiniment." (RANCIÈRE, 1988, p. 95). L’égalité est un principe qui ne cesse d’être un principe.
Les pôles de la formule esthétique de Rancière sont, comme nous l’avons vu, le consensus et la schizophrénie36. Dans la schizophrénie, celui qui dit qu’il vaut mieux ne rien dire, vu que l’autre ne le comprendrait pas, renonce à la politique lorsqu’il établit une relation hiérarchique comme si les paroles ne pouvaient pas affecter et participer à un même partage. Alors que dans le consensus, celui qui comprend tout du discours de l’autre rend impossible ce qui est absolument nécessaire à la composition d’un champ démocratique; la tension, les trous et les vides entre individus parlants et différents. Le mouvement litigieux de la parole est ainsi traversé par une esthétique qui maintient le manque de mesure et l’excès de l’autre dans la mesure d’une existence commune.
Tous deux, Rancière comme Deleuze perçoivent cette présence de la parole comme un mouvement esthétique qui, en soi, peut se présenter comme une forme de politique, séparée du discours et des conflits proprement discursifs qui peuvent en sortir. Le litige dont parle Rancière, la parole comme manifestation d’une séparation, représente, plutôt que le conflit discursif, une prise de l’espace expressif et sensible comme dissension politique. Une telle occupation de l’espace part du principe d’égalité et sur ce point il n’y a pas d’ambiguïté pour Rancière; « Il y a de la politique en raison d’une seule universelle, l’égalité, laquelle prend la figure spécifique du tort” (RANCIÈRE, 1995, p. 64). Le point de départ de ce litige s’appuie sur le manque d’un titre propre au peuple qui justifie sa place dans la cité, son égalité est fondée sur la liberté, ce qui reste à ceux qui n’ont pas d’autre titre (RANCIÈRE, 1995, p. 28).
36 La notion de schizophrénie utilisée par Rancière est différente de celle tant travaillée par Deleuze. Dans le champ des images, la représentation est en question. Le schizo, pour Deleuze, est une présence qui échappe, comme il le situe dans Schizophrénie et Société (Deux Régimes de fous p. 27); “comment faire pour que le trou (percée/Breakthrough) ne se transforme pas en effondrement (breakdown)?”. Cette place intermédiaire s’approche de la notion de phrase-image pour Rancière. Alors que pour Rancière, le schizo serait plus un effondrement de la représentation.
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Mais, tandis que la richesse ou la sagesse sont des titres qui appartiennent à des personnes ou à des groupes, la liberté n’appartient à personne, cependant c’est elle qui permet que ceux qui n’ont pas de titre puissent s’identifier et avoir des rapports avec la communauté, à partir de l’injustice qui leur est faite par ceux qui possèdent. C’est à partir de la liberté de ceux qui n’ont pas de titre que l’injustice et le litige interne à la communauté viennent à faire partie d’elle-même, apportant ainsi la politique. La politique apparaît, non comme accord et consensus entre les parties, ni même comme conflit entre elles, pauvres contre riches par exemple, mais parce qu’il y a interruption dans l’ordre de l’injustice entre les parties. Rancière nous montre encore dans La Mésentente (1985), que cette interruption est une construction esthétique, d’organisation de lieux, de possibilités de sensibles et de dicibles qui incluent les sans-part. Ceux-là qui ne font pas communauté, qui ne peuvent pas être inclus comme partenaires dans un projet commun mais qui, même ainsi, sont libres.
En pensant un cinema politique moderne, Deleuze énonçait clairement cette articulation: entre la politique et l’esthétique et entre la politique et un devenir. Dans la thèse, je développe ces articulations en apportant la relation que Rancière fait entre politique et esthétique pour le dialogue.
Dans ce chapitre, divers films sont étudiés et avec eux la notion de démocratie va être élaborée et complexifiée. Le premier est Jardim Nova Bahia (1971), de Aluysio Raulino, un classique du documentaire brésilien, discuté par Bernardet dans Cinéastes et Images du Peuple. Le problème posé par Bernardet et qui nous a intéressé est relatif à la présence de la caméra, des paroles et des règles comme façon d’établir ou non un champ de circulation discursif qui se présente comme un lieu dans lequel de nouveaux partages du sensible puissent avoir lieu, en même temps qu’il y a la production d’un dispositif sans limites claires entre ses acteurs. Le documentaire devient démocratique quand il invente des formes pour qu’un geste ou un son intempestif puisse surgir, mais, plus que cela, que ces paroles deviennent des énoncés partageables. Le débat dans ce film concerne la façon dont il apparaît, dans la critique, comme un echec par rapport au fait de passer à l’autre – au filmé – le pouvoir de faire le film. Je revois
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le film à partir de la perspective du partage et de l’invention d’un champ démocratique et multiple.
Le problème de la présence de la parole de l’autre apparaît de façon différente dans le documentaire d’Eric Laurence, No rastro do camaleão (2007). A plusieurs reprises, durant plus de 30 ans, les Irmãos Aniceto, groupe d’artistes/agriculteurs de l’état de Paraíba, ont été filmés37, comme nous le montre le film. Dés le début du documentaire de Laurence sont privilégiés les moments où les frères Aniceto interpellent les réalisateurs sur le fait qu’ils sont "objets" d’un produit commercial, qui donne de l’argent au cinéaste et ne leur rapporte rien à eux. Les personnages exposent avec clarté la sensation d’être exploités au moment même où le film se fait. C’est à dire que le film documente un processus de négociation et de revendication sans, cependant, apparaître comme partie concernée.
Nous pourrions donc supposer que, si d’un côté le film construit un espace dans lequel la parole revendicatrice de ces individus peut apparaître, devenant le centre même du documentaire, d’un autre côté c’est le propre film qui ne se voit pas impliqué. Dans No rastro do camaleão, la revendication courre le risque de se transformer en anecdote, étant donné qu’elle ne vient pas habiter le même dicible que celui des réalisateurs: “je te laisse parler mais je ne t’écoute pas”. Si le documentaire classique et descriptif travaille à partir de la formation de deux pôles, celui lié au savoir et à la science qui enseigne l’autre qui ignore, dans cet exemple nous pouvons percevoir une inversion des pôles. Le documentaire devient passif et le film ne s’établit pas comme une rencontre d’intelligences qui forment un commun. Le documentariste est de retour quand il se place à la hauteur de la déstabilisation causée par lui, construite. Ce sont des moments où le film doit assurer, être affecté par son propre pouvoir. Comme si le film lui-même criait : je ne savais pas que je pouvais en arriver jusque là. Le film
37 Zabumba (1974) de Zelito Viana Dona Ciça do Barro Cru (1979) de Jefferson Albuquerque Jr. O caldeirão de Santa cruz do Deserto (1986) de Rosemberg Cariri Corisco e Dadá (1986) de Rosemberg Cariri
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s’auto-affectant. Ce sont ces images qui deviennent à proprement parler des images-expériences.
Nous avons travailler aussi sur Mato Eles?, (1982) de Sérgio Bianchi, un cas singulier dans la filmographie brésilienne. A un certain moment, près de la fin du film, un indien assez âgé, demande au réalisateur: "Et vous, combien gagnez vous pour faire ce film?" Le réalisateur sur le moment ne répond pas, mais tout de suite après, dans le générique, il apparaît en off disant: "Vous voulez vous faire du blé sur leur dos (des índiens)? Montez un magasin de produits indigènes, photographiez ou faites un film". La parole ironique de Bianchi réinsère la parole de l’indien en un même espace de tension. Il ne s’agit pas de donner raison à l’indien mais de faire echo à ces paroles, pour qu’elles soient perçues, empêchant que le film continue d’exister comme si lui-même n’existait pas.
L’écriture démocratique, celle qui se fait à partir de la rencontre même avec la parole de l’indien, ne se passe pas au moment du filmage mais dans le processus de montage. La réponse de Bianchi n’est pas directe et immédiate, mais part d’un travail. Travail proprement politique, temporellement long. L’invention de l’espace démocratique ici est réellement collective – entre Bianchi et l’indien – et étendue dans le temps, une partie de l’élaboration du cinéaste avec l’autre, une partie du montage qui revient aux paroles de l’indien pour fissurer la stabilité du film et du réalisateur. La parole du réalisateur vient plus tard, affectée par le film, existante à cause du film. Le titre lui-même, lui aussi un geste de montage, affecté par le film. Je les tuerai ?
Je fais encore dans ce chapitre deux analyses plus détaillées, d’une certaine façon conclusives, dans lesquelles j’apporte la notion de démocratie par rapport à deux films sur des femmes singulières, socialement marginalisées mais avec un grand appel esthétique. Le premier est le film A pessoa é para o que nasce (2003), de Roberto Berliner (Image IX) et ensuite, Estamira (2006), de Marcos Prado (Image X et XI).
Mais ne nous trompons pas, la démocratie n’apparaît pas comme un universel, un lieu de jugement absolu, en aucune façon, elle ne peut être
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entrevue que dans l’immanence, dans les rares moments où elle apparaît. Seulement dans les discours autoritaires la “démocratie” trouve le consensus et cesse d’exister. Quand tout est démocratie, rien ne l’est. La démocratie de ces rencontres avec des images apporte à l’image elle-même une croyance, met l’image comme partie d’une opération qui l’extrapole. Image ni consensuelle qui accepte le monde tel qu’il se présente, ni nihiliste qui nie toute sa possibilité de participer à ce champ démocratique.
Apporter ces notions de démocratie à l’univers des documentaires est un geste risqué, mais c’est la démocratie qui peut indiquer des façons de privilégier certains gestes au détriment d’autres. Rappelons que la démocratie n’est pas un système politique, ni un régime de représentation, plutôt ce qui perturbe et crée une tension dans la représentation et qui permet la présence politique des êtres intempestifs, de la différence.
La partie la plus robuste de ce chapitre, à la différence des précédents, se trouve dans l’analyse que je fais du film Estamira (2006), de Marcos Prado, là nous revenons aux concepts centraux de la thèse et nous réfléchissons avec eux sur les modes de capture des singularités excentriques, l’importance du maintien d’un champ démocratique et les stratégies narratives qui isolent le spectateur, les personnages et le réalisateur d’un même champ dissensuel.
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Conclusion
Notre travail s’est concentré sur les forces et les écritures qui traversent le champ du documentaire. A chaque instant, nous avons essayé de percevoir comment les vies ordinaires habitaient l’image et comment l’image altérait et transformait les individus eux-mêmes.
Etre proche des films, des programmes de télévision, de publicité, etc, est ce qui a rendu cette recherche plus complexe et également plus palpable. Il n’a pas été possible de la concevoir en dehors de cette rencontre et de cette attention quotidienne avec les images qui nous affectent. Cette attention a apporté à notre thèse ainsi qu ́aux documentaires une nécessaire impureté. Ce n’est que de cette manière qu’il nous a été possible de tracer les lignes qui affectent la pratique du documentaire et les forces qui forgent et contraignent l’expérience des individus dans l’individuation.
Les documentaires ont ancré la thèse, c’est certain, mais en connectant les images avec d’autres images, nous avons pu opérationnaliser le montage intérieur de la recherche. Cette méthode pourrait peut-être être encore plus approfondie, de façon encore plus risquée, hétérogène et fragmentée. Ces gestes ont été parfois à peine suggérés mais sans aller jusqu’aux limites. Rester plus longtemps sur les films mènerait à de nouveaux prolongements, de nouvelles images, une analyse en surface qui, parfois, ébauchée a donné lieu à des analyses plus profondes, comme dans le cas des vidéos de Magno, dans lesquels, en réalité, ses propres images sont mises en dialogue entre elles.
La proposition d’être entre ces images du documentaire et des médias, traçant avec la théorie un statut contemporain pour l’image documentaire, a demandé de fréquents abandons qui ne se font pas sans problème. Toute question du dispositif a migré dans la thèse vers les dédoublements à partir de la lecture que Deleuze fait des notions de Foucault, et nous avons ainsi laissé de côté d ́importants débats autour du dispositif cinématographique proprement dit et de la théorie du dispositif.
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Une première conclusion pourrait être écrite à la fin du chapitre 3, au moment où les éloges de l’expérience rencontrent des limites posées par l ́organisation des pouvoirs contemporains. La dimension connexionniste des dispositifs et des individuations s’est ouverte vers une perspective contemporaine. La première conclusion, non moins fondamentale, de cette recherche a donc été la forme selon laquelle se sont matérialisées une limite et une tension pour mes propres présupposés. Refermer la thèse après ce troisième chapitre signifierait narrer l ́impossibilité de faire de la désindividualisation et de l’excès de l’expérience une louange en soi. Cependant si nous désirions encore penser à la politique dans ces images, ce pari dans l’expérience, dans la différence et dans la singularité, manquerait de concentration dans les forces et les pouvoirs qui indiquent les limites de cette louange. Dans ce sens, nous avons commencé une discussion entre le documentaire, la biopolitique et la notion d’une résistance paradoxale.38.
Ce que nous avons apporté ne rend pas facile la critique ou la pratique du documentaire ; il met seulement en perspective le pari dans les virtualités de l’image, ses possibilités de connexion entre le je et l’autre et de l ́expérience. Toute la question de la biopolitique que nous avons travaillée chez Guattari, Gorz, Lazzarato, Hardt et Negri, amenait les individuations, les écoutes et l’esthétique souvent en choc et en tension avec les propres forces du capitalisme qui opèrent fréquemment selon un même registre d’intérêt pour l’expérience, la singularité, etc. Dans ce sens, le regard sur les oeuvres avec celle-ci n ́en est quà’ ses débuts. Une continuité de cette recherche serait vraiment importante, surtout par rapport à ce que nous avons essayé de faire dans notre dernier chapitre; penser à des opérateurs de la biopolitique qui puissent maintenir l’expérience et son aspect dissensuel.
L ́une des plus grandes difficultés de notre recherche fut de penser le propre concept d’image-expérience. C’était une tentative non seulement de
38 Un débat qui ne se restreint pas à cette recherche mais qui fait partie de divers articles dont la Revue Cinética, spécialement l ́édition Estéticas da Biopolítica.
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parler et de penser les modes d’apparition des films et des vidéos dans un dispositif, avec toutes les spécificités que nous avons travaillées, mais aussi de trouver dans ces dispositifs une image qui apporterait les caractéristiques d’un « concept militant », de délimitation impossible, transversale aux individuations. La difficulté ici est méthodologique. Le défi a été de passer du cadre général d ́apparition des images dans le dispositif à l’image même qui rend sensible les virtualités et les modulations de ce dispositif, l’image-expérience. Il s ́agissait de tracer les limites du concept qui s ́est à son tour confondu avec la propre expérience, mais qui ne se justifiait pas seulement par le fait d’être face à une expérience dans une oeuvre avec des images. Nous comprenons que le concept est dans la thèse même lorsqu’il n ́est pas explicité. Il participe des dispositifs quand une modulation entre les discours, les pratiques, les affections et les mémoires fait surgir une image, ou un fragment d ́une image qui fait partie d ́un évènement. Il participe encore aux individuations et aux déphasages de l’être, des processus qui font repartir, de façon esthétique et politique, la présence des individus dans un agencement collectif et qui font, bien sûr, partie des paradoxes de la biopolitique contemporaine et du scandale de la démocratie qui est exactement l’apparition d ́une opération et d ́un opérateur intempestif qui forgent et constituent de nouvelles expériences.
Il ne s’agit pas d’une représentation de ces subjectivités, ni juste une déconstruction des identités immobilisées, plus que cela, le documentaire peut se constituer comme un champ dans lequel on fait l’expérience, loin d’être harmonieuse, de l’altérité. Mais c’est justement elle, l’expérience qui se dispute. L’expérience, dans ce sens, défait des principes dichotomiques chers à l’histoire du documentaire, interférence ou non, fictionnalisation ou non, je ou autrui.
La notion de démocratie nous semblait donc essentielle, selon deux formes. En premier lieu, si c’est le propre monde qui est constitué par les modes de vie et non par des titres de commande – aristocratiques, oligarchiques ou religieux – et que c’est sur et avec ces modes de vie que le pouvoir se fait et se transforme, la démocratie est fondamentale pour que les vies non prises en compte par le capitalisme puissent inventer des façons de refaire constamment
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les partages du sensible, de façon à ne pas devenir jetables. En second lieu, par la démocratie, la biopolitique peut se maintenir en tant que lieu ambigu, comme la puissance de résistance et le fond de virtualité pour le capital et les narratives qui vident et consomment l’expérience et, en même temps, peut maintenir l’excès qui déstabilise et transforme la distribution des lieux dans la polis.
Il serait certainement impossible de délimiter ce qui capture l ́expérience et ses devenirs. C’est pour cela que nous nous sommes concentré sur des prolongements post-disciplinaires du capitalisme contemporain. La biopolitique, telle que nous l ́avons reprise au chapitre 4, nous a donné les clés pour penser le rapport de la vie et des modes, capturés et potentialisés par les pouvoirs contemporains. En même temps cela nous demande d'accepter le paradoxe où les vies se rencontrent, puisque ce sont leurs puissances qui résistent aux mêmes pouvoirs qui les capturent. Comme on le voit, ce lieu paradoxal de l’expérience n’est pas un lieu confortable. Ce manque de confort a été explicité avec la reprise de Rancière au chapitre 5 et avec l ́usage que nous donnons à la notion de démocratie.
Le dissensus, fondamental dans la construction d ́un champ démocratique, importe en tant que soutien d’une puissance de la multiplicité, autrement dit, le dissensus est esthétique, a-logique et sensible. Le dissensus ne peut pas poursuivre une logique d’opposition binaire d ́un côté, ni se résumer au mot et au discours. Nous le soulignons dans notre chapitre 5, mais celui-ci est, sans aucun doute, un défi central, soit une perception du documentaire comme champ démocratique potentiel de tension esthétique et de virtualités, au-delà du conflit entre deux mots, deux groupes, deux acteurs. La politique est toujours en train de se dédoubler en un geste qui défait le consensus des parties et qui refait les lignes et les espaces de l’existence commune et c’est cela qui nous a semblé décisif dans la manière d’aborder le concept de Rancière. C ́est cela le scandale de la démocratie, faire que le multiple habite le même sensible. Cela est peut- être même un des défis du documentaire.
L ́un des dialogues conceptuels les plus difficiles de cette recherche a été justement celui de rapprocher la multiplicité et le dissensus. Grâce à Negri, Hardt
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et Lazzarato, nous avons accompagné la reprise de la notion de biopolitique par laquelle passe la résistance paradoxale propre à la constitution de la multitude et qui se détache de la philosophie de Deleuze dans ce que le multiple est lié à une totalité ouverte, de mondes possibles, qui ne se confond pas avec la multiplicité d ́opinions et de diversité. Il y avait un conflit plus explicite, plus dur et négatif à faire. Pour Lazzarato, il s’agit de deux plans asymétriques, l ́un issu de la lutte contre l ́ennemi, tendant aux dualités et l ́autre dans lequel il y a la lutte mais pas d ́ennemi, basé sur « une dynamique de subjectivation, qui est, en même temps, affirmation de la différence et composition d ́un commun non totalisable» (LAZZARATO, 2006, p. 205). Le choix de la notion de démocratie au chapitre 5 et le rapprochement du concept de politique de Rancière n’est donc pas juste une continuation d’une recherche de la possibilité de penser le documentaire comme un champ politique de virtualités et de rencontres qui ne cessent de se potentialiser. A ce moment-là, la lecture de Rancière qui privilégie le dissensus, surgit dans l’urgence d’un litige que nous n’aimerions pas partager en deux plans comme le fait Lazzarato. Mais amener jusqu’à la rencontre de l’incommensurable des êtres, sans privilégier la parole et le sens, comme Lazzarato accuse Rancière de le faire. Nous ne pourrions pas non plus laisser le dissensus et les éventuels ennemis au second plan, ou mieux encore, dans un plan séparé de ce qui arrive à la propre individuation – expérience de soi et du monde.
Selon Lazzarato (LAZZARATO, 2006) la perception de démocratie de Rancière doit être critiquée à partir de trois options politiques : le renforcement des identités, l ́excès de poids dans la rencontre – refaisant une politique marxiste antérieure à 1968 – et le pari qu’il existe à peine un monde unique et non une pluralité de mondes possibles. La démocratie serait dépendante d’une unité autour de l’identité pour refaire un seul monde. Le moyen de parvenir à cette unité serait celui du conflit, du dissensus. La lecture que Lazzarato fait de Rancière montre tous les risques existants dans la perception de la démocratie en tant qu’opérateur d’une instabilité dans les consensus, détachant particulièrement les dissensus. Cependant, il ne nous semble pas que ce soit la seule lecture possible des notions de démocratie, de politique et de police chez
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Rancière. La lecture de Lazzarato ignore la place centrale que Rancière donne à la démocratie comme scandale, soit à la démocratie comme absence de tout titre pour gouverner et occuper l ́espace de la polis. L’absence de titre requiert une séparation nécessaire des principes identitaires comme forme de réguler le pouvoir politique. Nous comprenons donc la démocratie existant sur un plan horizontal « un pouvoir politique signifie en dernier ressort le pouvoir de ceux qui n’ont pas de raison naturelle de gouverner sur ceux qui n’ont pas de raison d’être gouvernés » (RANCIÈRE, 2005, p. 54)
Toujours dans la perception de politique de Rancière, il y a une immanence et les sujets n’en sont pas séparé, quand il écrit, par exemple, que « La politique ne peut se définir par aucun sujet qui lui pré-existerait » (RANCIÈRE, 1998, p. 226) Rancière va plus loin en disant que la politique disparaît quand on cherche l ́origine des rapports dans les propriétés des sujets et dans les conditions qui les mettent ensemble. C’est justement le besoin d ́une non appartenance, d’une instabilité d’identités qui permet la politique. L’unification de «deux mondes en un seul» dans lequel se fond la critique de Lazzarato ne peut pas être comprise comme l’unification autour de l’identité. La notion de peuple pour Rancière est évidente: «Le peuple [...] n’est pas la collection des membres de la communauté ou la classe laborieuse de la population [...] est la partie supplémentaire par rapport à toute compte des parties de la population [...] supplément qui disjoint la population d’elle-même» (RANCIÈRE, 1998, p. 232/334)
La critique que Lazzarato fait à la notion de police et au conflit nécessaire que propose Rancière contre elle, est fondé sur ce que Lazzarato croit être un excès de concentration dans le négatif et dans le dicible et le visible, donc, un pari dans l’existence d’un seul monde. Mais la critique de la police, chez Rancière, ne consiste pas dans l’opposition entre deux mondes qui doivent être unifiés, pas seulement. Le problème de la police est l’impossibilité qu’elle laisse à l’existence d’un vide et d’un excès. Le dissensus ne coïncide pas avec ce qu ́il aimerait et Rancière le dit tout à fait clairement quand il écrit que le « dissensus n’est pas la confrontation des intérêts ou des opinions. Il est la manifestation d’un
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écart du sensible par rapport à lui-même» (RANCIÈRE, 1998, p. 244), ou, la suspension de l’harmonie par l’actualisation de la contingence de l’égalité (RANCIÈRE, 1995).
Quand Rancière se met à critiquer directement la notion de multitude, défendue, comme nous l’avons vu, par Lazzarato, il se concentre sur deux facettes du concept. D’abord, il dit qu’il n’est pas suffisant que l’individu soit affirmation, puissance et virtualité si nous voulons « que le déploiement de l’être sans volonté ne soit pas laissé aux connexions du hasard et à leur contre- effectuations, mais soit habité par une téléologie immanente»(RANCIÈRE, 2002). Rancière a raison quand il affirme que ces puissances de l’être ne peuvent rien si elles sont abandonnées au hasard ou aux contre-effectuations39. Même si le hasard est la base des connexions et d ́une partie des évènements, c’est avec l ́écriture et la construction que ces puissances existent et se maintiennent garantissant leur propre existence. Néanmoins, nous nous éloignons de ce que dit Rancière quand il comprend que c’est seulement dans la téléologie (même immanente) que les devenirs deviennent la multitude. Le second point de la critique de Rancière est une critique récurrente à l’héritage marxiste de Negri et de Hardt. La puissance de la multitude finira par détruire, de l’intérieur, les forces qui la contraignent, soit un système doté de sa propre effectivité (RANCIÈRE, 2002). Cette critique de Rancière tend à minimiser, ou même à ignorer, le plan des luttes que Lazzarato dit exister et être nécessaire mais nous prévient sur la tendance qu’a le concept de multitude, basé sur les puissances des singularités, à être pensé dans un automatisme.
Quand Rancière refait l’opposition entre la politique et la police, nous pourrions, à la limite, parler d’un dedans et d ́un dehors du dispositif. Ce dedans et ce dehors ne sont cependant pas fondés sur une frontière claire mais en mouvements qui forcent, altèrent et questionnent constamment cette frontière. Cette comparaison n’est toutefois pas si simple puisque Rancière concentre la question de la politique et de la police en une question de visibilité, de la
39 Si Rancière travaille le concept comme Deleuze, il s ́agit de ce que l ́évènement a de virtuel et de pré- individuel (DELEUZE, 1998).
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possibilité de voir et de dire. La police opère dans la visibilité, dans la présence et dans l ́absence des corps dans un environnement politique où il y a une inégalité qui doit être mise en tension. Cette question de la visibilité devient spécialement importante dans le capitalisme contemporain étant donné que ce n ́est pas dans la disciplinarisation des corps que la police agit mais dans la modulation de ses apparitions et de ses possibilités à occuper ou non un espace dans la polis. Si la notion de police peut rester ambiguë chez Rancière, ce qui nous intéresse est de préciser que dans le capitalisme contemporain, la police ne peut pas seulement servir pour une distribution des corps, c ́est-à-dire que le capitalisme ne s’intéresse pas à la distribution que la police fait uniquement en terme de visibilité. Ce qui intéresse fréquemment le capitalisme c’est la définition de la politique, soit qu ́elle « déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu » (RANCIÈRE, 1995, p. 53). D’après Rancière, nous pourrions dire que la police dans le capitalisme contemporain a une autre fonction, celle d ́interrompre la politique. La police est un second pas, une action sur la politique, point absolument important car il déplace la politique liée à la production de subjectivité, ainsi que Rancière l’entend, vers l’intérieur du capitalisme. En procédant à ce déplacement, les principes opérateurs de la police ne peuvent agir en dehors de la liberté politique et du scandale de la démocratie. A partir du moment où la politique est interrompue par la police, la politique doit redevenir à être politique, ce qui justifie le besoin de maintenir les possibilités de rencontre et de dissensus.
Si nous pouvons parler de résistance, c’est justement d’une résistance de la démocratie, contre la police, immanente et non dialectique. Le pouvoir s ́occupe de la vie et la vie est en soi un pouvoir, dirait Negri mais il ne suffit pas de vivre, selon nous. Dans cette relation non dichotomique entre le pouvoir et la résistance l’on trouve les processus d ́individuation qui opèrent en micro affrontements, sans début ni fin, nécessairement collectifs et coupés par une écriture, comme nous l’avons vu dans les films que nous avons analysés. Le paradoxe doit donc être maintenu. La communication et les échanges entre le documentaire et la vie résident dans les formes de contamination entre l ́un et
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l’autre et dans la manière dont s’effectuent les déformations et les ampliations de la toile dans laquelle apparaissent les individuations, les conflits et dissensus qui les accompagnent.
L’expérience est elle-même l ́autorité, nous dit Bataille (BATAILLE, 2006). Mais l ́ennemi était parfois explicite, à côté de nous. Et peut-être que l’une des difficultés de cette recherche a été celle de s ́esquiver de cet affrontement non dialectique. Dans ce sens, la notion de dispositif fut fondamentale. La résistance se faisait auparavant dans la tentative de les maintenir tous à l’intérieur, dans la rencontre, la tension et le dissensus propres à la politique. La rencontre par la possibilité de la rencontre. Véritable réversion. L ́autre ne se présentait pas comme continuité ou comme rupture par rapport au je, mais comme ce qui serait à l’intérieur d’un même champ dans lequel la politique serait possible, dans lequel ni l’un ni l’autre n’agirait par délimitation des lieux donnés, ni dans l’unification d’un unique monde possible. Etre celui qui est (de sortie) implique qu’il y a encore un sujet présent, qui n’est pas encore sorti, qui est en partance et ce moment est toujours un recommencement. Le documentariste se retire parce qu’il ne sait pas ce qui peut être dit, ce qui peut se passer, quel genre de processus le film peut forger. Mais la sortie n ́ai jamais absolue, il est de sortie et ce moment est ininterrompu. Peut-être est-ce aussi cette place qui est celle du chercheur face à ses objets ; dedans et dehors.
Antonio Negri et Michael Hardt concluent dans leur livre Multitude (2005) en disant que « Le moment venu, un événement nous propulsera comme une flèche dans cet avenir vivant » (NEGRI; HARDT, 2005). Cette métaphore s’oppose á l’autre, à celle de Deleuze et de Guattari, de 1980. Pensant un espace lisse, non fondé sur la métrique, les auteurs écrivent que la flèche, peut être la même que celle de Negri et Hardt, « ne va plus d’un point à un autre, mais sera ramassée en un point quelconque, pour être renvoyée en un point quelconque, et tend à permuter avec le tireur et la cible » (DELEUZE; GUATTARI, 1980, p. 468). D’abord la flèche n ́est pas seulement ce qui va d’un point à un autre, c’est une arme et c’est en tant qu’arme qu’elle coupe les espace et les temps où elle va vers le futur, comme le veulent Negri et Hardt. Un futur vivant parce
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qu ́anachronique et indéfini et c’est là que nous pouvons être d’accord avec la flèche des auteurs de l’Empire. Pourtant, plus puissant c’est le tireur qui expérimente de sortir de soi et de se confondre avec la cible et d’intercepter sur son chemin l’arme qu’il utilise.
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Rua de Mão Dupla, (2003), de Cao Guimarães (Image I)
Fabrication des objets BNP en Alemagne - Novas Bases para a Personalidade de Ricardo Basbaum (Image II)
Aka Ana (2007), d’Antoine D’Agata (Figura III)
Les Glaneurs et la Glaneuse (2000), de Agnès Varda (Image IV)
117
Les Glaneurs et la Glaneuse (2000) de Agnès Varda (Image V)
Lost, Lost,Lost, (1976) de Jonas Mekas (Image VI)
118
119
Trois videós de Carlos Magno avec son fils: Imprescindíveis (2003), Andrômeda (2005) e AntesdTudo (2003). (Image VII)
120
Site Internet des Barrados no Big Brother (Image VIII)
On naît pour ce qu’on est (2003), de Roberto Berliner (Image IX)
Estamira, de Marcos Prado (2006) (Image X)
121
122
Estamira, de Marcos Prado (2006) (Image XI)
Films, videos, instalation et travaux audiovisuels cités:
33 (2003 Brésil), de Kiko Goifman Ação e Dispersão (2003 Brésil), Cezar Migliorin. Aka Ana (2007 France), de Antoine D’Agata. Andrômeda (2005 Brésil), Carlos Magno. AntesdTudo (2003 Brésil), Carlos Magno. Barrados no Big Brother (2006 Brésil), Rede Globo. Basic Training (1971 USA), de Frederick Wiseman. Les Glaneurs et la Glaneuse (2000 França), de Agnès Varda. Chronique d’un été (1961 France), de Jean Rouch e Edgar Morin. Daniela Cicarelli (2006), Youtube. Dix (2002 Iran), de Abbas Kiarostami. Domestic Violence (2002 USA), de Frederick Wiseman. Edifício Master (2002 Brésil), de Eduardo Coutinho. Estamira (2006 Brésil), de Marcos Prado. Le Goüt de la Gerise ( (1997 Iran), Abbas Kiarostami. High School (1994 USA), de Frederick Wiseman. Imprescindíveis (2003 Brésil), Carlos Magno. Jardin Nova Bahia (1971 Brésil), de Aluysio Raulino. Jaguar (1957 France), de Jean Rouch. Jogo de Cena (2007 Brésil), de Eduardo Coutinho. Kalashnikov (2005 Brésil), Carlos Magno. Lost, Lost, Lost (1976 USA), de Jonas Mekas. Je les tuerai ? (1982 Brésil), Sérgio Bianchi. Model (1980 USA), de Frederick Wiseman. Moi un noir (1958 France), de Jean Rouch. Nelson Freire (2003 Brésil), de João Sales.
123
No sex last Night (1992 France), de Sophie Calle. Nostalgia (1971 USA), Hollis Frampton. Novas Bases para a Personalidade (2007 Brésil), de Ricardo Basbaum. Dans les traces du caméléon (2007 Brésil), de Eric Laurence. Passeport Hongrois (2001 Brésil), de Sandra Kogut. On naît pour ce qu’on est (2003 Brésil), de Roberto Berliner. Primary (1960 USA), de Robert Drew. Puma – Annonce Publicitaire O Resto Nosso de Cada Dia (2003 Brésil), de Pablo Lobato e Cristina Maure. Retrato Celular (2007 Brésil), Andrucha Wadington. Rue à ouble sens (2003 Brésil), de Cao Guimarães. Serras da Desordem (2005 Brésil), de Andréa Tonacci Time-code (2000 USA), Mike Figgis. Todo Punk é católico (2003 Brésil), Carlos Magno. A Última Foto (2007 Brésil), de Rosangela Rennó. Le vent nous emportera (1999 Iran), Abbas Kiarostami. Vacances Prolongées (2000 Pay-Bas), de Johan Van der Keuken. Wavelength (1967 USA), de Michael Snow.
124
TABLE DES MATIÈRES DU RÉSUMÉ
Je suis celui de sortie : dispositif, expérience et biopolitique dans le documentaire contemporain
Introduction........................................................................... 2 De l'hétérogénéité des images .......................................... 7 Représentation et expérience .......................................... 11 Avant et après les images ............................................. 14 Invitation à l’expérience ................................................ 18 Esthétique et politique ................................................... 20
La vie comme valeur en soi ............................................. 21 Chapitre 1 - Du dispositif - Rua de Mão Dupla .............................. 31 Chapitre 2 - De l’individuation à la virtualité de l’image .................. 46 Chapitre 3 - L’image-expérience ................................................ 57 Chapitre 4 - Connexionisme, capitalisme et biopolitique .................. 68 Chapitre 5 - Egalité Dissensuelle: Démocratie et Biopolitique............ 82 Conclusion ........................................................................... 90 Bibliographie ........................................................................ 100 Les Imagens ........................................................................ 116 Films, vidéos, installations et travaux audiovisuels cités:............ 123
125
U.F.R. Cinéma et Audiovisuel Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III
E
Universidade Federal do Rio de Janeiro Escola de Comunicação
THÈSE Pour l’obtention du grade de DOCTEUR
présentée et soutenue publiquement par
Cezar Migliorin le 7 avril 2008
Titre : JE SUIS CELUI DE SORTIE : dispositif, expérience et biopolitique dans le documentaire contemporain
Tome 1 ___________________________
Directeur de thèse : Monsieur le Professeur Philippe DUBOIS (Paris III) Madame le Professeur Ivana BENTES (UFRJ)
Jury
Monsieur le Professeur Antonio Carlos AMÂNCIO DA SILVA (UFF) Monsieur le Professeur César GUIMARÃES (UFMG) Madame le Professeur Fernanda BRUNO (UFRJ) Monsieur le Professeur Michel MARIE (Paris III)
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RÉSUMÉ DE LA THÈSE
Je suis celui de sortie : dispositif, expérience et biopolitique dans le documentaire contemporain
Introduction
Le film de Cao Guimarães, Rua de Mão Dupla (2002), les vidéos d’un autre cinéaste originaire de Minas Gerais, Carlos Magno, notamment Imprescindíveis (2003)1 et le reality-show Big Brother (2002/2008 – Brasil) sont parus simultanément comme des productions nettement différentes, avec des publics, des moyens de production et des esthétiques qui ne pourraient se confondre, mais qui néanmoins étaient traversées par une ligne commune qu’il ne fallait pas négliger.
Cette ligne commune renvoyait à la présence de la maison, de l’intimité, des gestes de personnes filmées soit par elles-mêmes, soit par autrui. Sur cette ligne commune, la vie quotidienne était au centre, mais non pas comme représentation. Il ne s’agissait pas d’images voulant représenter x ou y, mais d’images qui, avec la maison, avec la vie (quoique dans Big Brother celle-ci n’ait rien d’ordinaire), inventaient un espace d’expérience dans lequel ce qui était documenté étaient la constitution et la mouvance de cet espace. La constitution d’un champ relationnel où s’imbriquait une multiplicité d’acteurs et de technologies paraissait comme la première ligne à suivre. Si toutes ces images se constituaient à partir de la radicalisation des expériences issues du documentaire et des arts plastiques des décennies précédentes, qu’y aurait-il de nouveau ? C’était peut-être la transformation de l’environnement, de la façon dont la vie - ordinaire, intime, singulière - des gens occupait le monde qui rendait les images aussi différentes ou bien, si elles ne l’étaient pas, peut-être ne parlaient-elles plus du monde de la même façon. Mon premier défi alors dans cette recherche a été celui de chercher dans le concept de dispositif le
1 Rue à double sens, (2002), Cao Guimarães Imprescindibles (2003), Carlos Magno
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fonctionnement de ces images qui n’étaient pas séparées des individus qui, à leur tour, trouvaient dans ces images et dans le champ formé par elles et avec elles, un espace de production de soi, un espace d’individuation. Cette ligne était la première à suivre, avec la notion de dispositif.
Baudry a apporté le concept de dispositif au cinéma à partir de deux textes fondateurs : Cinéma : Effets idéologiques produits par l’appareil de base (1970) et Le dispositif : approches métapsychologiques de l’impression de réalité (1975). Pour cet auteur, le dispositif cinématographique est producteur d’un effet cinéma qui invente une relation entre spectateurs et images où ce qui est montré à l’écran est reçu par le spectateur comme présentation du monde et non comme représentation. Pour Baudry, cet effet – comparable à la caverne de Platon – est conditionné par la forme selon laquelle nous sommes invités à recevoir ces images ; immobiles, dans l’obscurité et avec une lumière projetée derrière nous. Selon Baudry, c’est le dispositif même qui crée l’impression de réalité. Cette impression de réalité agit selon l’auteur comme un rêve où le spectateur se voit impliqué et sans marge d’action. Christian Metz a contribué avec Baudry quant au rapport entre le cinéma et la psychanalyse lorsqu’il constitue ce qui devient connu comme la « théorie du dispositif ». Ce très bref résumé de la théorie du dispositif de Baudry ne prétend pas rendre compte de sa thèse déjà suffisamment discutée et critiquée, surtout par sa vision essentialiste de l’idéologie de l’effet cinéma. Il nous importe pour le moment de préciser qu’ici nous travaillons avec le même terme mais avec un concept tout à fait autre, plus proche de la lecture que fait Deleuze de la notion de dispositif chez Foucault et qui sera développée dans le premier chapitre.
Dès le premier moment de cette recherche, j’ai travaillé dans le sens de ne pas permettre l’isolement des images que l’on reçoit. Rua de Mão Dupla était un film réalisé par un plasticien, Cao Guimarães, qui prolongeait un travail présenté à la Biennale de São Paulo (2002). Mais le premier point intéressant dans ce film semble justement être la façon selon laquelle il établit un dialogue avec les reality-shows. Il serait beaucoup plus simple d’ignorer des images
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comme celles des vidéos produites par les Barrados2 no Big Brother, que nous avons travaillé dans la thèse. Nous serions restés dans l’univers déjà constitué du cinéma, comme si ces nouvelles images et dispositifs n'étaient pas une partie de ce qui nous constitue en tant qu’individus au sein de la polis et des arts, en tant que spectateurs et spécialistes de soi et de l’image. Néanmoins il ne suffisait pas de repérer les différences de structure ou les ressemblances généalogiques, il fallait créer des conditions pour affirmer la différence entre ces images tout en dessinant des lignes de continuité entre divers modes d’inventer des dispositifs où les puissances du hasard et de l’incontrôlable puissent traverser les oeuvres en établissant des connexions hétérogènes.
« Le dispositif est l’introduction de lignes activatrices dans un univers choisi. Le créateur recoupe un espace, un temps, un type et/ou une quantité d’acteurs et à cet univers il ajoute une couche qui forcera des mouvements et des connexions entre les acteurs (personnages, techniciens, climat, apparat technique, géographie, etc.) Le dispositif présuppose deux lignes complémentaires : l’une d’un extrême contrôle, des règles, des limites, des recoupes, et l’autre d’ouverture, dépendant de l'action des acteurs et de ses interconnexions. En effet, la création d’un dispositif ne présuppose pas une oeuvre, le dispositif est une expérience non possible de scénariser, en même temps que l’utilisation de dispositifs ne gère pas a priori des bonnes ou des mauvaises œuvres »r (MIGLIORIN, 2006).
Ainsi posé, le dispositif se présente comme un ensemble de règles qui organisent le film en lui imposant des limites spatio-temporelles et se confondant avec ce que le cinéaste Eduardo Coutinho a nommé une « prison ». « Ce qui réellement m’intéresse, c'est le dispositif que l'on peut également appeler méthode. J’ai découvert peu à peu que le dispositif le plus important pour moi, c'est la prison spatiale. Il s'agit de métonymie, je ne veux pas parler d'un pays donné ou d'une religion particulière, je me débarrasse d'idées générales. J'ai
2 Refusés au Big Brother
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appris que la prison spatiale est fondamentale pour moi."3 Coutinho partage une notion de dispositif qui se trouve également dans les travaux de Jean Claude Bernardet4 et Consuelo Lins5, pour s'en tenir aux travaux contemporains réalisés au Brésil. Bernardet établit encore une comparaison intéressante entre les films- dispositifs et les structural-films comme Wavelength (1967) de Michael Snow, films où la structure - limites et règles - s'impose au thème ou au récit.6
Toutefois les implications du dispositif dépassaient les règles et les limites spatiales et temporelles que ces œuvres apportent pour devenir le mode de relation entre les divers éléments constituant l'image documentaire. Ce qui a commencé à s'éclaircir dans la recherche, c'est que les dispositifs ne se
3 Em nome do real. Entretien avec Fernando Masini, Revue Trópico, Disponible : http://pphp.uol.com.br/tropico/html/textos/2545,1.shl , dernière entrée le 15/01/2007. 4 Lorsqu'il analyse le filme Dix de Kiarostami, Bernardet écrit que le titre renvoie à l'idée de dispositif "qui est rigoureux : dix blocs numérotés de un à dix, tournage exclusif dans une voiture (de l'espace extérieur n'apparaît que ce que nous voyons par les fenêtres latérales), deux caméras fixes installées sur le capot de la voiture, l'une dirigée vers le chauffeur, l'autre vers le passager. Rien ne sera altéré durant la réalisation; quoi qu’il arrive pendant le tournage, même si imprévu, devra être cadré dans le dispositif" (Bernardet, 2004, p. 14) 5 " Dispositif est un terme que Coutinho a commencé à utiliser pour se référer à ses procédés de tournage. À d'autres moments, il a appelé cela « prison », indiquant les formes d'approche d'un univers donné. Pour le directeur, l'essentiel dans un projet de documentaire, c'est la création d'un dispositif et non pas le thème du film ou l'élaboration d'un scénario - ce qui d'ailleurs il se refuse tout à fait à faire. Le dispositif est créé avant le film, et peut advenir (filmer dix ans, ne filmer que des personnes de dos, enfin, cela peut être un mauvais dispositif, mais c'est ce qui importe dans un documentaire...)" (Lins, 2004, p.101). "Ce sont des formes fragiles qui ne garantissent pas l'existence d'un film et encore moins sa qualité, mais c'est un début, le seul possible pour le directeur." (Lins, 2004, p.102) 6 Nostalgia (1971) de l'artiste et théoricien américain Hollis Frampton, décédé en 1984, est un autre film cité dans cet ouvrage par Bernadet. Frampton choisit 13 photos et les met sur une plaque de cuisinière électrique. Toutes les photos font partie, en quelque sorte, de la vie de Frampton, il s'agit d'un travail quasi-autobiographique. Pendant que les photos brûlent et se contorsionnent, Frampton dit la date de la photo et fait des commentaires sur l'image, la composition, les personnes présentes, etc. Chaque plan dure 2 h 40, mais il y a un détail troublant: Frampton ne commente jamais la photo qui est montrée, mais la suivante. Au début, tout semble très simple, comme si le texte doublait ce que nous voyons, mais lorsque nous nous rendons compte du dispositif, à chaque image, nous essayons d'entendre le texte - pour nous le rappeler pendant que nous voyons la photo suivante et voir l'image en tâchant de nous souvenir du texte entendu lors de la photo précédente. Soudain, là où il semblait avoir redondance - ce qui demandait peu d'effort au spectateur - devient un jeu très complexe où le spectateur est toujours en train de perdre quelque chose par rapport aux images.
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limitaient pas à des recoupages temporels et spatiaux où une multiplicité d'acteurs était en relation et en tension. Le dispositif de Cao Guimarães nous a menés à d'autres qui nous ont permis de dédoubler leurs forces et limites, tout en nous faisant visualiser la dimension proprement politique des tensions et des échanges d'un dispositif. Le dispositif comme champ de tension entre des forces hétérogènes n’était pas exclusif au cinéma. Dans le premier chapitre, nous avons circulé parmi les travaux de Rosangela Rennó (A última foto) et de Ricardo Basbaum (Novas bases para a personalidade).
Le dispositif devenait un problème politique et esthétique dans la mesure où la distribution des places et les possibilités d'inventer des modes de vie et des sensibilités faisaient partie de la forme selon laquelle les dispositifs se présentaient et se transformaient, les artistes et les réalisateurs se rapprochaient et s'éloignaient de ces dispositifs-là, et les vies occupaient et déplaçaient les places qui leur avaient été attribués.
Les règles du dispositif ne garantissent pas qu'il se maintienne tout au long du film, pendant tout un documentaire. Même dans une œuvre audiovisuelle, le dispositif n'acquiert pas ses caractéristiques essentielles, comme la métastabilité, depuis son point de départ, il est toujours un processus, et non un système qui s'organise en dehors de l'expérience. La prison et la mobilité, les limites et la contingence, loin d'être des éléments isolés, sont liées au mode de fonctionnement d'un dispositif où une certaine absence de contrôle est partie constituante de sa métastabilité. Si nous tenons compte des règles qui fondent des films comme Edifício Master (2002) d'Eduardo Coutinho, Rua de mão dupla ou bien 33 (2003) de Kiko Goifman, nous pouvons percevoir le dispositif qui « déclenche » la possibilité de l'œuvre, mais nous serons loin encore des modes selon lesquels cette métastabilité apparaît dans les interactions, les écritures et les opérations internes du film. Le dispositif pensé comme une règle pour que le film se produise, une prison temporelle et spatiale, ne constitue pas en soi sa dimension métastable, n'apparaît pas comme garantie pour un processus d'interaction traversée par le hasard et l'incontrôlable, d'un côté, et par l'écriture, présence multiple et subjective qui constitue le travail, de
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l'autre. Autrement dit, la métastabilité est constitutive du dispositif, l’invention d'un dispositif (comme l’explique Coutinho) ne cristallise pas la métastabilité7. La notion de métastabilité, comme nous l’avons déjà vu, est centrale et sera en discussion dans le deuxième chapitre de la thèse lorsque nous reprendrons la notion d'individuation avec Gilbert Simondon.
Cette constatation, de ce que pour le dispositif, il y aurait une lutte implique deux présupposés qu'il nous faut expliciter. En premier lieu, lorsqu'il s'éloignait d'un ensemble de règles et de limites, le dispositif devenait un champ de tension et d'échanges qui devenait souhaitable, non parce qu'il fabriquait une sociabilité ou refaisait un réseau social, mais parce qu'il rendait possible, dans un même champ horizontal d'échanges, la coexistence de voix, de gestes et de temps non nécessairement harmoniques, souvent même discordants, ce qui m'intéressait en particulier. Ainsi, inventer un dispositif pour qu'un film documentaire se produise se confondait parfois, y compris pour moi-même, avec la formulation des règles et limites où le documentaire devait avoir lieu : trouver sa mère biologique en 33 jours, obtenir un passeport hongrois, filmer sans jamais rester deux nuits dans la même ville jusqu'à ce que l'argent finisse, cinq équipes dans un même bidonville pendant 24 heures8, etc. Mais ce n'est pas sans lutte et sans écriture que résiste le dispositif comme lieu d'invention d'images et de modes d'individuations.
De l'hétérogénéité des images
Le premier chapitre de cette recherche est consacré à cette notion de dispositif, aux opérations internes et à l'analyse de travaux qui explicitent le fonctionnement d'une œuvre fondée sur un dispositif. Dès ce premier chapitre, nous avons choisi de ne pas travailler exclusivement avec un corpus restreint au
7 Coutinho en a conscience ainsi qu'il le met en évidence dans cet entretien avec Consuelo Lins: "le hasard est fascinant, mais non pas le hasard complet, car sinon le film n'existerait pas. Le hasard a lieu, mais vous le contrôlez, séparant le bon hasard du mauvais hasard, de l'inutile" (Lins, 2004, p.190). 8 33 de Kiko Goifman, Paseport hongrois (2001) de Sandra Kogut, Action et dispersion (2003) de Cezar Migliorin et Babilônia 2000 (2001) d'Eduardo Coutinho.
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domaine du documentaire. Pour appréhender plus largement le contexte dans lequel apparaît le documentaire contemporain, nous avons fait appel à des films et à des concepts dont nous avons extrait des notions partielles, en procédant moins à une analyse de ces concepts qu’en les prenant comme objets opérationnels. Dans ce sens, les concepts sont utilisés ponctuellement en tant qu'instruments. Je ne fais pas une généalogie des concepts et ne les mène pas jusqu'aux dernières conséquences. Ils doivent intervenir de façon à expliciter un problème ou une puissance des images en général et du documentaire en particulier. Dans ce sens, il y a une transversalité entre les concepts. Ils font partie d'un processus et d'une tentative d'invention de questions et de problèmes en vue de comprendre le documentaire contemporain. Les concepts utilisés dans cette thèse sont des instruments pour la construction de cet état du documentaire traversé par des formes d'individuation et des régimes d'images qui l'affectent et le dépassent. Il ne s'agit pas d'énoncer quelque chose sur les concepts mais de créer des blocs d'énonciation avec les concepts. Ils ne sont pas isolés pour être analysés, mais montés pour permettre d'approcher des expériences singulières. Les concepts ne sont pas des réponses mais des pièces d'une pensée qui s'établit par le montage.
La notion de dispositif avec laquelle je travaille pose problème tout en étant une stratégie méthodologique. Une telle méthode décentrée et expérimentale, tournant souvent à l'essai, ne va pas sans risque. Penser les formes selon lesquelles la vie est capturée par le travail, la publicité, l'Internet, ainsi que par les dispositifs de plasticiens, est une option méthodologique explicite qui privilégie les lignes de force et de ruptures qui traversent ces objets et les formes par lesquelles ils iront susciter l'intérêt pour le documentaire. Je cours le risque de mettre en équivalence des images, des œuvres, des forces et des pratiques, discursives ou non, mais ce risque tendrait à se confirmer si je me consacrais à analyser ces œuvres d'une façon équivalente. Ce n'est pas le cas. Nous avons fait appel à des manifestations audiovisuelles qui, selon mon point de vue, explicitent et produisent le rôle des images dans le monde actuel, ainsi que les modes dont celles-ci convoquent des vies ordinaires. Dans ce sens, j'ai
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convoqué les images les plus diverses et hétérogènes pour la thèse. Plus qu'une analyse du champ du documentaire et d'œuvres appartenant à ce champ, cette recherche a tourné autour de ce champ cartographiant des forces et des problèmes qui, d'une façon transversale, traversent les réalisateurs, les critiques, les personnages et les spectateurs du documentaire.
Cette thèse a le documentaire comme centre mais n'a maintenu que des dialogues ponctuels avec la théorie du documentaire. L’option de rester au bord, plus attentif à ce qui affecte le documentaire plutôt qu'à une historisation ou une classification, m’a éloigné d'auteurs qui ont beaucoup contribué dans ce domaine comme Bill Nichols, François Niney ou Michael Renov. Il m’a semblé nécessaire de m’éloigner de ce domaine pour être à même d'incorporer des images comme celles de Barrados no Big Brother ou d'une vidéo voyeuriste au You Tube, ce qui aurait été plus difficile dans un arsenal théorique du documentaire. Ces images seraient sans doute trop pauvres, trop faibles. Nous finirions par les abandonner, mais néanmoins elles nous interpellaient. De nouvelles formes d'entrée devenaient nécessaires. Il y a un régime d'images qui nous semble singulier et qui est apparu au cours de ces dernières décennies. Un régime comportant des images documentaires mais dont l'histoire et la théorie circonscrites à ce domaine sont insuffisantes pour brosser l'univers contemporain des images où le documentaire se retrouve. Par des voies erratiques, le documentaire nous mènera du dispositif aux stratégies de pouvoir contemporaines du capitalisme immatériel.
Dans ce processus, il s'agit moins d'indiquer avec quelles structures et selon quelle filiation les œuvres se constituent que d'inventer une pratique de transbordement d'un film à l'autre, d'un geste à l'autre; une dynamique de résonances réciproques plus susceptibles de multiplier que d'expliquer. Les images échappent ainsi aux interprétations et demandent d'autres images, produisant une hétérogénéité qui est requise par les œuvres, tout en étant une méthode en soi. C'est justement cette impossibilité de systématisation méthodologique que nous avons choisi d'expérimenter en permettant que les concepts et les images, les gestes et les procédés d'individuation se superposent
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et glissent les uns sur les autres. Non pas que la thèse choisisse de ne pas approfondir les concepts. Lorsque je touche à la question de la biopolitique, de l'individuation ou de la démocratie, je suis le chemin et les élaborations des auteurs que j'ai privilégiés, je suis attentif à l'usage et aux conséquences des concepts, néanmoins ce sont les passages entre eux qui peuvent paraître étranges. C'est le passage entre Simondon en 1958 et le capitalisme contemporain avec Boltanski et Chiapello, par exemple, qui est le fruit d'une transposition des problèmes et de création entre différents domaines. Dans ce cas spécifique, Gilles Deleuze et Félix Guattari en sont les responsables. Une importante partie de ce que les sociologues ont appelé une critique artistique du capitalisme est fondée sur la pensée post-68 et travaillée par les philosophes fortement influencés, à leur tour, par la pensée critique du substantialisme et du hylémorphisme de Simondon (SIMONDON, 2007) que j’aborderai dans le chapitre 2.
En me rendant compte que le dispositif impliquait un rapport de forces et d'expériences qui dépassaient le film-dispositif, je choisis dans cette recherche de faire un mouvement plus risqué. À partir de la conceptualisation du dispositif, j'ouvre la possibilité de continuer à travailler avec la notion comme un domaine de tension dans lequel les rapports deviennent politiques, ce qui implique de faire en sorte que les pouvoirs s'abstiennent de coexister en un dispositif, justement parce que je comprends qu'en son intérieur, les tensions et les expériences avec la différence sont inévitables. Le dispositif s'éloignait ainsi de la notion de film-dispositif pour devenir un domaine susceptible de se constituer ou non en une grande quantité d'œuvres où le hasard, l'incontrôlable, la méta- stabilité et l'événement entraient un jeu. Autrement dit, les puissances des dispositifs ne sont pas restreintes aux œuvres dites films-dispositif; celles qui inventent des situations rendant possible un événement. Pour comprendre et analyser les pouvoirs et les forces en tension dans ce champ hétérogène, je consacre une grande partie du deuxième chapitre de cette recherche au développement des concepts qui nous permettent de naviguer dans les dispositifs. Avec Simondon, j’aborde la notion d'individuation comme le mode
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selon lequel les individus sont affectés par les mouvements, les expériences et les évènements d'un tout collectif et hétérogène où l'individu est constamment en train de se constituer et de se défaire par rapport à lui-même. Ce que Simondon a nommé une réalité trans-individuelle comprend l'individu comme processus en individuation. Le lieu de l'individu devient ainsi un lieu immanent et non-structuré où le documentaire et l'image font partie d'une production collective et anachronique. Le dispositif devenait un champ à être revendiqué, à être maintenu, inventé et crée, où un individu pourrait, comme l'affirme Simondon, vivre la virtualité d'un être polyphasique chez lequel le passé pré-individuel accompagne l'existence de l'être en se maintenant en germe pour de nouvelles individuations. Dans ce chapitre, pour comprendre l'individuation, nous nous rapprochons de concepts issus de l'univers même de Simondon, comme la métastabilité, de la notion de modulation que Deleuze va partager et développer à partir de Simondon et des dynamiques entre le virtuel et l'actuel, chères à la pensée de Deleuze et reprises par des auteurs comme Pierre Levy (LEVY, 2001). Ces concepts nous ont aidés à faire des transitions plus complexes entre ce qui affecte l'image et ce qui affecte la vie.
Représentation et expérience
Si nous pouvons penser le documentaire comme inventeur d'un dispositif, comme champ d'individuation et de création hétérogène, cela implique de reconnaître que, pour que le champ existe, les acteurs doivent également être les producteurs de ce champ. C'est dans ce sens que la notion d'expérience et notamment la notion d'image-expérience apparaît. Si le dispositif dépend d'une action des individus et non pas d'une libre interaction entre des parties isolées et absolument déconnectées, cela nous oblige à comprendre le rôle des forces et des individus qui forgent le dispositif. Deux possibilités se présentent, dont nous ne retiendrons qu'une.
La première se présente comme une force qui à un moment donné fait partie du dispositif et à un autre en est exclue, passant à agir du dehors, loin de
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la tension qui existe entre de multiples acteurs, des lieux de paroles, des discours et des esthétiques. La seconde apparaît comme une force qui interfère sur le dispositif pour le maintenir comme champ de tension, sans être exclue du dispositif en tant que champ démocratique, comme nous le verrons plus loin.
Ces deux gestes sont absolument distincts, même s’ils sont effectués par des individus agissant sur et dans le dispositif. Le premier transforme le dispositif en une rencontre hétérogène tournée vers une fin, limitant et organisant les parties du dispositif. Le second empêche qu'une force soit exclue, résorbant l'excès propre aux différentes parties. Comme il semble évident, c'est justement au moment où l'image apparaît comme une partie qui résorbe l'excès et maintient la virtualité des parties que l'image devient une image-expérience.
Selon Bill Nichols, le film ne double pas l'individu, bien sûr, mais prend sa place. Il le représente. Cette perception de Nichols sera questionnée tout au long de ce travail. Non pas d'une façon directe, mais en tant que principe même. La notion de dispositif et d'expérience s'éloigne de la représentation. Dans ces cas, comme nous le verrons, les énoncées tendent à devenir collectifs, alors que la représentation fonctionne comme des énoncés individualisants qui imposent des séparations explicites entre les auteurs et les personnes filmées, entre les documentaristes et les personnages. L'expérience est excessive par rapport à la représentation, excessive à la pensée qui transforme le multiple en l'un, comme dans le cas de la représentation. La notion d'excès sera travaillée dans le chapitre 3. Toute expérience implique un supplément, un excès par rapport au dicible et au sensible dans un dispositif donné. Un incommensurable là où les corps circulent et se mettent en rapport. Une impossibilité d'unité entre les acteurs d'un champ démocratique. Mais comme nous le verrons, également dans le chapitre 3, ce n'est pas en opposition à la représentation que nous penserons ces images.
Cette notion d'excès nous aide au moment où l'image sur soi et sur l'autre advient comme un désaccord nécessaire entre les parties. Un désaccord qui fait partie du processus d'individuation présents dans le dispositif. Ce désaccord est nécessairement excessif justement par l'impossibilité et la puissance de ne pas
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pouvoir faire coïncider l'objet avec l'image, la parole avec l'objet. L'excès propre à l'expérience n'est pas séparé d'une virtualité inventée par une poétique de l'œuvre, par les rythmes, les connexions et les dispersions. Il ne s'agit pas d'un désaccord seulement parce que l'image n'est pas une image nue, mais parce qu'elle n'est pas une image de, faisant partie des mouvements excessifs en eux- même où il y a l'effort, la compétence et la poétique de ne pas annuler cet excès. L'excès n'existe pas dans la rencontre parce que des formes différentes ou des opinions différentes se voient confrontées, mais parce que sur un même objet, sur un même récit, les acteurs occupent des lieux différents que le dispositif met en contact.
L'expérience qui se donne à voir dans un documentaire nous intéresse au sens où elle se présente comme une image où des multiples forces se mettent en rapport, rendant possible un événement. Un point à partir duquel la pensée se renouvelle. Ce qui nous oblige à penser, c'est l'apparition d'une énonciation qui déstabilise le partage de ce qui est donné à sentir et à dire par un individu donné ou un groupe. La présence intempestive d'un mot ou la revendication qui m'oblige à revoir ma place, c'est ce qui m'oblige à penser.9
Il s'agit justement d'une multiplication nécessaire, un effort qui intensifie ce que le simplement visible tend à organiser et à immobiliser. En ramenant l'image vers la tension du multiple, nous lui retirons son caractère exemplaire. Elle n'illustre ni répond à un problème déjà donné. Ainsi, l'image s'insère dans l'expérience de celui qui pense et qui vit. L'image se dédouble entre une présence d'un savoir sur le visible qu’elle contient, et un non-savoir, non pas
9 Qu'est ce qui nous force à penser? Réponse de Suely Rolnik dans un texte sur Guattari: "Ce qui nous force (à penser), c'est le mal-aise qui nous envahit lorsque que les forces de l'environnement où nous vivons et qui sont la consistance même de notre subjectivité forment de nouvelles combinaisons provoquant des différences d'état sensible par rapport aux états que nous connaissions et dans lequel nous nous situions. Dans ces moments, c'est comme si nous étions dans une image floue et pour reconquérir sa netteté, nous devons fournir l'effort de constituer une nouvelle figure. C'est là qu’intervient le travail de la pensée: grâce à lui nous traversons ces états sensibles qui, bien que réels, sont invisibles et indicibles, pour aller vers le visible et le dicible". (Rolnik, Entretien avec Lira Neto et Silvio Gadelha, paru dans O povo, Caderno Sábado: 06. Fortaleza, 18/11/95; sous le titre de"A inteligência vem sempre depois")
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comme énoncé, mais comme ouverture sur d'autres images et lignes du dispositif - individus, mémoires, pouvoirs, etc. La représentation, alors, est moins un problème conceptuel dans cette recherche qu'une face de l'image, l’une des lignes de force et d’action traversant les images. Pour Rancière, dans le régime esthétique un art anti-représentatif n'est pas un art qui ne représente plus. C'est un art qui n'a plus de limite dans les choix du représentable ni dans les moyens de représentation (RANCIERE, 2003). La visée de Rancière est que certains thèmes ne soient pas considérés comme irreprésentables, comme si aucune image ne pouvait être produite sur la Shoah, par exemple. Que l'on n'attende pas non plus des images totales, qui rendraient compte de la totalité de l'événement, ce qui ne serait possible qu'en faisant appel à une image du sublime. Aussi bien Didi-Huberman (DIDI-HUBEMAN, 2004) que Rancière (RANCIERE, 2003) s'éloignent d'une vision dichotomique qui met la représentation d’un coté et son absence de l’autre. Dans le domaine du documentaire, ce recul est beaucoup plus difficile, néanmoins c'est suivant cette piste, d'une image précaire, fragmentée, lacunaire, incomplète, que nous réussirons à le produire et à le penser. L'image va ainsi chercher le spectateur pour participer à sa précarité et aussi à l'excès d’expérience, à la possibilité d’événement qui existe dans la virtualité de l'image.
Ce qui existe dans l'histoire, dans la vie, dans l'individu entre dans le dispositif comme une partie d'un tout mobile et modulable distant d'une instance extérieure qui puisse, du dehors, organiser une représentation, ajuster une image à un individu, une image à un objet, réduisant ainsi l'image à une signification discursive. La première inadéquation surgit alors au moment où le réalisateur quitte sa place séparée du dispositif pour venir en faire partie, pour habiter une image en une invention collective de pensée. Pénétrer le dispositif configure l'interruption discursive du réalisateur. Avec Magno, D'Agata ou Varda, dans le cadre, l'image n'est plus séparée du processus, n'apparaît plus comme un discours séparé de ce qui rendait impossible ce même discours.
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Avant et après les images
Si nous nous concentrons sur les forces et sur la production de déplacements sensibles provoquées par les images, plutôt que sur l'interprétation de celles-ci, c'est justement ce qui précède et ce qui suit les images qui doit aussi nous intéresser. Le hors-champ ici n'est pas spatial ou un espace quelconque comme dans un film d’Antonioni, mais renvoie à de nouvelles images, à d'autres médiations, à d'autres processus d'individuation. Le documentariste, comme partie de ce dispositif, apparaît comme un opérateur des forces, comme un expérimentateur. La notion d'image-expérience que j’ai proposée apparaît justement dans cet interligne - des forces qui dépassent le cinéma et le documentaire - d'un dispositif. Un processus de montage non régi par une instance extérieure. Il faut que l'image, la vie et l'autre rencontrent toujours des déchirements qui les mènent vers d'autres vies et d'autres images. Ces déchirements que nous opérons ici sont souvent anachroniques, récupèrent des films et des concepts à partir d'une élaboration contemporaine, brisent le temps en introduisant un non savoir essentiel face aux images.
Une partie de notre stratégie consiste à ne pas privilégier une périodisation des films et des objets qui traversent cette recherche. Il n'est pas nécessaire de dialoguer seulement avec des concepts et des images contemporaines pour aborder et inventer les questions qui circulent dans le champ du documentaire contemporain. Apporter une ouverture pour les œuvres a impliqué également un déplacement de ces œuvres elles-mêmes, d'une téléologie et d'un contexte temporel; les rendre anachroniques - comme nous le faisons avec Lost, Lost, Lost (1976) de Jonas Mekas ou avec Jardim Nova Bahia (1971) de Aluysio Raulino – est une stratégie qui maintient l'ouverture et la puissance de certaines images qui sont encore opératrices dans le présent.
L’image, a écrit George Didi-Huberman, n’est pas dans l’histoire comme un point sur une ligne. Elle n’est ni un simple évènement dans le devenir historique, ni un bloc d’éternité insensible aux conditions de ce devenir. Elle possède – ou plutôt produit – une temporalité à double face [...] Cette temporalité à double face fut
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donnée par Warburg, puis par Benjamin – chacun avec son vocabulaire propre -, comme la condition minimale pour ne pas réduire l’image à un simple document de l‘histoire et, symétriquement, pour ne pas idéaliser l’oeuvre d’art en un pur monument de l’absolu (DIDI-HUBERMAN, 2000, p. 91).
La liberté de transiter entre des temps et des films différents, entre Mekas et Raulino fait partie d'un défi, celui de l'importance de l'anachronie comme manière de faire survivre et respirer les images et les affinités entre des productions. Dans le cas de Jardim Nova Bahia, une entreprise non réussie selon Jean Claude Bernadet (BERNADET, 2003), c'est dans le dialogue avec des films contemporains A pessoa é para o que nasce (2006) et No Rastro do Camaleão (2007) et avec de nouvelles façons de regarder un documentaire, motivés par des questions contemporaines, que nous pouvons revenir au film pour percevoir la pertinence et la puissance du projet. L'anachronisme est une forme d'actionner de nouveaux devenirs, un rapport avec le temps inséparable de sa virtualité. Configuration et défiguration du futur et du passé qui forgent des objets polychroniques et surdéterminés (DIDI-HUBERMAN, 2000).
Le défi de cette recherche passe par le dialogue avec le processus créatif des œuvres et une ébauche des lignes de tension entre ce processus et un état plus général de l'image où la vie des gens est la puissance qui nous intéresse le plus. Il s'agit d'une cartographie des tensions au tour de l'image et des subjectivités médiatiques (BALTAR, 2007) contemporaines. Les images des documentaires ne sont pas insensibles à ces autres pouvoirs, autres images et autres formes d'expériences souvent anachroniques. Expériences issues de champs multiples.
Les films et les objets audiovisuels avec lesquels j'ai travaillé ne sont pas expliqués ni interprétés. En vérité, peut-être pourrions-nous dire qu’il s’agit ici d'un autre type d'approche, celle qui, au lieu d’analyser l’image ou le film, cherche plutôt à se connecter à d’autres images, à d’autres modes d'être, à d’autres éthiques et d’autres forces. Le rapport entre les œuvres devient ainsi un processus de montage qui rompt avec l'isolément du champ où elles pourraient traditionnellement se trouver. Ainsi les œuvres se dédoublent en des concepts et
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des œuvres nouveaux, glissent par les ouvertures laissées par les images elles- même, selon la formule de Jean-Luc Godard: « Il n’y a pas d’image, il y a que des images. Et il y a une certaine forme d’assemblage des images : dès qu’il y a deux, il y a trois. C’est le fondement de l'arithmétique. C'est le fondement du cinéma » (GODARD, 1998, p. 430).
Le choix du corpus pourrait obéir aux délimitations de genre à l'intérieur du geste que j'avais privilégié. S'il en avait été ainsi, j'aurais pu choisir de travailler avec des films-journal, des autoportraits, des films de voyage ou des documentaires performatifs pour traiter de l'image-expérience, ce qui en effet a guidé la thèse durant une bonne partie de la recherche. Mais le choix de ces sous-genres soulevait de nouveau le problème de poser des frontières dans un espace de mélanges, et ne me laissait pas d'ouverture pour une approche de gestes et de détails présents dans les films ne correspondant pas aux sous- genres en question. Parallèlement à l'attention que je portais aux processus d'individuation et de potentialisation de la vie comme résistance paradoxale, si chers à la biopolitique contemporaine, d'autres problèmes et images débordant cette limite attiraient aussi mon attention. Il fallait comprendre le documentaire comme faisant partie d'un dispositif beaucoup plus vaste pour penser ce qui effectivement m'intéressait: ses formes de participer à l'invention de la réalité qui se sert de la vie et réinvente ses puissances.
D'une certaine façon, la thèse reproduit un processus de conflits constants avec les films et les théories qui, au fur et à mesure, niaient, confirmaient et complexifiaient nos hypothèses. Les objets de cette thèse ne se sont pas constitués comme une fin, mais comme une partie d'un processus qui était constamment déplacé par les œuvres et par les images. Les forces qui traversent les images se multipliaient tout en devenant la connexion vers d'autres images et d'autres concepts. D'un concept à un autre il y a des idées qui se répètent et la rencontre avec différents champs et différents auteurs est également une manière, pour une idée, de ne pas cesser de se différencier.
Le premier questionnement sur l’image-expérience s’est fait autour de travaux dans lesquels les réalisateurs étaient directement impliqués dans
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l’image. : Carlos Magno, Agnès Varda, Jonas Mekas et Antoine d’Agata. Travaux habités par la vie sans, d’une part, faire partie d’une stratégie véridique – qui passe souvent par la réflexibilité – dans lesquels l'incontrôlable et la première personne sont synonymes de transparence, et d’autre part, où le défi est de maintenir la vie comme lieu d’invention et de création, sans respecter les frontières de l’individuel ou du collectif, empêchant la capture de la différence et du singulier comme identité pouvant être cataloguée. D’un côté, la vie gagne des dimensions qui la connectent avec ce qu’il y a de pré-individuel, de collectif, d’affectif et d’anachronique, et de l’autre, découlant de cette création sensible et affective, se trouve le spectacle et le capital qui tentent de capturer cette même vie sous forme de produits ; Retrato Celular10, Big Brother, publicité d’assurance- vie, tennis Puma, soutien à l’équipe de football de la Jamaïque. Je me suis intéressé à poursuivre la piste de l’expérience et du dispositif autour d’images très personnelles qui, tout en mettant la vie elle-même en scène, opérait une écriture désindividualisante, un montage qui permettait toujours un savoir et une sortie de soi et de la scène. Image bifurquée dans laquelle le je se place au centre d’un processus qui le divise incessamment en deux.
Invitation à l’expérience
Cette sortie de soi ne se résume certainement pas à une libération individuelle, à une pratique de soi déconnectée d’une dimension politique. Autrement dit, l’expérience n’est pas simplement la vérité de celui qui la vit –de l’expérimentateur, de l’artiste – mais également celle du lecteur, du spectateur. L’œuvre agit pour le spectateur comme un shifter de subjectivation (GUATTARI, 1992), en provoquant une rupture moléculaire susceptible de perturber les redondances dominantes, autrement dit, l’œuvre, en tant qu’expérience, agit en convoquant l’autre. L’autre, non pas comme celui qui s’oppose au « je », mais comme celui qui s’oppose au même. C’est en ce lieu, en opposition au même, que le spectateur existe. Tout un effort éthique et esthétique pour rendre compte
10 Emission télévisé discuté dans la thèse
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de l’évidence : le je ne parle pas, le je ne dit pas, il fait partie du langage et opère dans le langage. Dans cette politique de l’image, dire je est une façon d’opérer simultanément, avec les images, une ré-appropriation du langage et une sortie de soi.
Cette expérience désindividualisante, considérée à partir du dispositif, peut opérer l’élaboration d’une architecture et d’une logique relationnelle et dissensuelle d’une part, et l’abandon de ce même espace, d’autre part. Il ne s’agissait pas d’opérer de l’extérieur, comme dans Big Brother ou Estamira (2006), que nous étudions dans le chapitre 5, mais de quitter les amarres qui reliaient les lignes les plus actives qui produisaient des sons et des images. À d’autres moments, cela impliquait un retour, une réorganisation de ce champ de possibilités qu’est le dispositif. L'aller-retour des individus qui constituaient la scène a souvent été le geste qui rendait le film traversé par le monde et par les forces excentriques que le film détenait. Ces mouvements de sortie – le réalisateur qui ne dirige plus, le personnage qui ne répond plus, le spectateur qui s’exclut – ont été des façons de créer ce champ sans finalité, ce manque de limite pour les possibilités énonciatives dans les images et les sons que j’ai privilégiés. Le documentaire apparaît alors comme construction et déplacement, individuation et désindividuation; ce n’est qu’ainsi que l’on peut imaginer une coupure venue dont on ne sait qui, ni comment, une parole intempestive, une image qui bifurquerait tout; ainsi il serait possible alors de penser le documentaire comme un espace où l’inégalité serait mise à l’épreuve, comme un espace scandaleux qui viendrait à être occupé par un quelconque (GUIMARÃES, 2007). Ce n’est que dans ce soin abandonné que serait rendu possible les nécessaires inadéquations entre les noms, les identités et les rôles qui devraient être remplis ; l’enfant agissant comme un adulte, le cinéaste comme un enfant, le père comme un cinéaste, le fils comme reporter, etc. Les inadéquations étaient imprégnées par la politique, par la perturbation des places désignées à chacun des acteurs présents. Le film n’est pas le début ni la fin d’un mouvement, mais plutôt un geste à l’intérieur d’un grand dispositif de lutte et de création où la vie n’est pas séparée de celui qui agit et crée, ni immune de ce qui
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la module. Le documentariste fait partie d’une politique dans la mesure où ses gestes et paroles s’efforcent d’être dans le monde et son immanence, dans ce qui se présente comme monde, ou encore, en s’incluant dans ce qui existe et en même temps en abandonnant ce qui existe, en laissant le monde connu, comme si sa sortie était en soi ce qui transforme la perception.
Esthétique et politique
Du dispositif à l’expérience, se pose alors la question politique et son rapport à l’esthétique. Le questionnement mené sur les films et les individus concernés par le dispositif rencontrait un point d’où il n’était plus possible de les séparer des modes d’opération, d’organisation et de potentialisation du dicible et du sensible, des individus eux-mêmes et des conditions que le dispositif construisait pour cela. Celui qui était à l’image et qui par elle faisait une expérience du monde me demandait un regard sur ces organisations et ces partages du sensible (RANCIERE, 2000), et les œuvres elles-mêmes, perçues comme dispositifs, se révélaient comme des formes d’invention d’un espace de tension entre les pouvoirs et les individus, les pratiques de la vie et les pratiques artistiques. La politique rencontrait l’esthétique, non pas parce qu’elle rendait le spectateur, ou tout autre individu participant au dispositif, conscients d’un certain état des choses – ce n’est pas par l’absence de dénonciations que l’exploitation continue à exister – mais parce qu‘entre l’esthétique et la politique se dessine une certaine organisation des formes et des objets, de ce qui est à dire et à sentir, qui peut mobiliser ou pas un geste ou un mot qui perce les places, les configurations spatiales et temporelles dans lesquelles se trouvent les individus. Nous avons toujours su que la force du documentaire ne résidait pas dans la possibilité d’expression d’une minorité, cela était entendu d’avance. La présence de l’exploité ou de l’exclu à l’image ne garantit rien. En paraphrasant Octavio Paz, nous pourrions dire que la valeur d’une œuvre est dans les signes qu’elle nous révèle et dans la possibilité de les combiner, possibilité qui est essentiellement une construction rythmique, la pause et l’accélération, la
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raréfaction et l’excès, le silence et le fracas, la liaison et la fissure, le mécanique et le délire : avec le spectateur un documentaire est une machine à signifier.
À chaque étape de la thèse se jouèrent des stratégies de capture et de résistance des formes selon lesquelles la vie se singularisait. Ce parcours théorique s’est forgé dans l’approfondissement du problème du documentaire comme donnant à voir des formes de vie exclues, exploitées et singulières, celles qui suscitent moins d’intérêt et de spectacle, celles qui sont ordinaires et répétitives. Depuis ma réflexion au sujet des dispositifs comme stratégie pour la construction du film, la recherche a été sur cette connexion entre une écriture contemporaine, confrontée aux problèmes contemporains, et ces modes de vie.
Il ne s’agissait pas de penser une opposition entre le documentaire et le monde, entre le documentaire et la vie, mais plutôt de le comprendre comme faisant partie d’un processus qui n’exclut ni la vie ni le cinéma. La vie et les documentaires – et tous les opérateurs du sensible – science, art, technologie - ont en puissance la possibilité d’être des fonds de virtualité qui opèrent l’individuation et c’est ce principe qui a conduit la recherche vers des chemins non prévus au départ. A chaque pas dans ce défi, je me suis confronté à des pouvoirs et à des forces qui devaient être travaillés, pour cela j'ai cherché à penser aux modes de capture des singularités et des différences dans le capitalisme contemporain, en m’approchant d’Antonio Negri, Michael Hardt et André Gorz, en essayant de comprendre les limites du paradoxe qui se posait dans notre défi initial, lié aux puissances connectives du dispositif. Si le documentaire et le capital s’intéressaient justement aux puissances vitales, expérimentales et connectives des individus, c’était ce paradoxe qu’il nous fallait affronter.
La vie comme valeur en soi
En 1970, au cours d’une interview, Félix Guattari explicitait la transformation de la relation entre vie et capital qui allait devenir la base de toute pensée autour de la biopolitique comme manière de résistance paradoxale. Les
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paroles de Guattari, presque quarante ans plutôt, sont emblématiques de la relation actuelle entre le capitalisme et la biopolitique :
Si la première phase de la révolution industrielle a été celle qui consistait à transformer les individus en robot, en automate, avec la parcellisation du geste du travail, maintenant, de plus en plus, dans le sein même de l’évolution des forces productives est posé le problème de la singularité, de l’imagination, de l’invention. De plus en plus, ce qui sera demandé aux individus dans la production c’est d’être eux-mêmes.11
Si je reprends ici la question de la biopolitique en général et du documentaire en particulier, c’est parce que la production de documentaires, comme aussi la critique, ne sont pas immunes – heureusement – à un grand processus social qui a reconfiguré les places de notions comme les singularités, connexion, écoute et authenticité, si chères au documentaire. C’est le lieu même de la vie ordinaire, qui a toujours intéressé le documentaire, que l’on reconfigure.
Des films qui recherchaient une authenticité de la vie, sans l’intervention de la caméra ou du cinéaste, comme dans Cinema Direto des années 60, aux documentaires réflexifs et performatifs, pour nous en tenir à la classification de Bill Nichols12, la différence ou la formation d’un dispositif dans lequel l’authentique et le singulier peuvent apparaître a orienté une bonne partie de l’histoire du documentaire, surtout du documentaire moderne. Dans le singulier, il y a une puissance d’invention qui transforme le monde. Ce principe intervient
11 Les Vendredis de la Philosophie. Émission radiophonique, France Culture, Archive INA – 26/04/1970. 12 Pour le théoricien américain Bill Nichols, fortement inspiré par la méthodologie de Michel Foucault, le documentaire est un ensemble de « pratiques discursives et non- discursives » qui ont révélé les mouvements définis comme tels. Il s’agit, en fait, d'un « domaine », affirme Nichols, constitué de films, techniques, conventions, méthodologies, termes, catégories qui produisent et soutiennent cette forme de cinéma depuis les années 20. Et dans cette optique-là c’est effectivement un champ qui se différencie de la fiction. Dans son livre Representing Reality (Nichols, 1991), Bill Nichols établit une classification touchant toute l’histoire du documentaire en quatre modes différents de représentation de la réalité, qui sont : l’exposition (documentaire classique), l’observation (cinéma direct), le filme de participation (cinéma-vérité) et le film réflexif. Dans un livre publié en 1994 (Blurred Boundaries: Questions of Meaning in Contemporary Culture), Nichols a enrichi sa classification en y ajoutant un autre mode : le mode performatif.
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quand Deleuze écrit que « c’est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à fictionner, quand il entre en flagrant délit de légender et contribue ainsi à l’invention de son peuple » (DELEUZE, 1985, p. 196). Indépendamment des moyens de production mis en œuvre, ou de la présence du réalisateur, ce sont les individus et leur place singulière au monde qui marquent cette histoire comme source de vitalité pour le monde comme un tout, pour la vie en général, pour de possibles futurs. Au travers de procédés comme donner voix à l’autre, « fabuler avec », « devenir autre » ou encore sauver le réel avec l’autre, nous rencontrons dans le documentaire des manières de dire le monde, et qui, en le disant, construisent un monde ouvert à la différence et à l’expérience de l’autre.
En commentant, par exemple, le documentaire étendu de Maurício Dias et Walter Riedweg, Consuelo Lins dit qu’ils construisent une machine relationnelle, qui n’est pas sans lien avec la première notion que nous avons étudié, le dispositif. Elle interroge :
Quels effets produit cette machine ? Plusieurs mais peut être le plus important est de montrer que les êtres et les choses n’existent qu’à travers la relation, que personne ne peut vivre sans les transformations induites par l’autre, et qu’en fonction des interactions auxquelles nous sommes exposés, nous pouvons créer des nouvelles identités, avoir des réactions inhabituelles, vivre différents rôles, et non pas seulement ceux auxquels nous obligent le monde social [...] Les dispositifs servent essentiellement à cela : créer des mécanismes pour déplacer ou dissoudre, même provisoirement, des formes rigidifiées de se percevoir soi-même, le monde et l’autre, en ouvrant ainsi à d’autres manières possibles de voir et d’être ». (LINS, 2007)
Ainsi les dispositifs permettent de rencontrer l’autre, ce qui rend possible une création de soi et du monde qui nous libèrent de nos rôles sociaux. Cette position de Consuelo Lins a traversé le problème de l’individuation, du dispositif et de l’expérience et se rattache à l’éloge connexionniste, qui, en dehors du documentaire, a gagné de l’ampleur depuis 2000, surtout autour du travail du critique français Paul Ardenne et de son livre Un art Contextuel (ARDENNE, 2004). Selon Ardenne, se mettre dans le contexte signifie établir des connexions qui refusent la distance entre l’artiste et la réalité, d’où l’éloge du chercheur à l’art
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contextuel et aux circonstances dans lesquelles il intervient. Ce corps à corps avec le réel est suivi de la nécessité d’expérimenter – à soi-même et au monde -, de connecter, de se mettre en relation avec l’autre, de chercher des co- implications, des confrontations avec l’espace collectif, de l’action plutôt que la contemplation, d’une expansion fondée sur l’expérience – toujours plus, toujours autre – et enfin d’une position plus politique qu’esthétique. Pour Ardenne, la politique passe alors par l’expérience. L’expérience, c’est ce qui permet d’élargir le savoir, les gestes, les attitudes, les connaissances, de dynamiser les créations et les connexions permettant de vivre des phénomènes inédits et de meilleures façons d’habiter le monde. « L’artiste est un connecteur », plus qu’un créateur, il travaille en connexion et avec l’autre.
Ce n’est donc pas par hasard qu’Ardenne commente l’œuvre Bichos (1962) de Lygia Clark comme un « moment –clé » de la pratique contextuelle dans laquelle l’artiste « peut mettre de l’huile dans les rouages de la vie collective, et ce faisant, devenir un multiplicateur de démocratie » (ARDENNE, 2004, p.184). Ardenne cite l’artiste conceptuel polonais Jan Swidzinski, pour trouver une définition de cet artiste connexionniste : « Etre artiste aujourd’hui c’est parler aux autres et les écouter en même temps. Ne pas créer tout seul, mais collectivement » (ARDENNE, 2004, p. 180).
Ardenne se rapproche ici d’un aspect important du concept de dispositif que je développe. L’éloge et la présentation des puissances connectives de l’expérience et de l’individuation qui nourrissent les images-expérience au sein des dispositifs pourraient mener à la conclusion de cette recherche. À vrai dire, c’était l’hypothèse initiale. Cependant, la dimension également expérimentale de cette recherche a amené deux autres problèmes concernant les images contemporaines qui nécessitaient une intervention, et m’ont conduit à m’interroger sur mes propres présupposés. Lorsque j’avançais que dans le dispositif il y a une lutte, que le film-dispositif n’est pas donné ni résolu par les règles qu’il comporte, j’annonçais justement les limites et les paradoxes d’un éloge à la production de subjectivité, de l’expérience comme action politique et comme force de résistance aux pouvoirs plus opprimants.
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La tension présente dans la phrase de Guattari se multipliait. La singularité, l’invention et la création de soi et avec l’autre ont laissé le champ des résistances pour être partagées par des pratiques et des discours bien éloignés des documentaires. Au cours des vingt-cinq dernières années, au cœur du capitalisme, les développements de la perception embryonnaire de Guattari sont réunis dans le livre Le nouvel esprit du capitalisme (BOLTANSKI; CHIAPELLO, 1999). Les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello étudient le lien entre la critique au capitalisme et la forme dont celle-ci s’est confondue avec le discours même du capitalisme, ce qui n’invalide néanmoins pas la critique, point très important.
Dans le chapitre 4, Boltanski et Chiapello retracent et identifient dans le marketing la matérialisation de la biopolitique. C’est ce chemin que nous avons tracé, de Foucault à Negri, en pensant comment les individuations, les expériences et les puissances connectives des individus et des groupes sont imprégnées par le biopouvoir. Contrairement à ce qui se passe dans l’ère disciplinaire, les productions subjectives ne sont pas des restes, mais l’essence même de ce qui nourrit le capitalisme contemporain et sur quoi repose tout son effort de captation. Car pour Negri et Hardt, « aucune subjectivité n’est à l’extérieur [...] nous existons tous entièrement dans le domaine du social et du politique » (HARDT; NEGRI, 2003, p. 375). Espace d’opération de l’économique et du subjectif, l’Empire est, d’après les auteurs, un « tissu » rhizomique et sans mesure, biopolitique dans lequel « les relations entre les manières d’être et les segments du pouvoir sont toujours reconstruits et varient indéfiniment», (HARDT; NEGRI, 2003, p. 377). L’héritage deleuzien est explicite et revendiqué par les auteurs. C’est dans un monde qui est devenu un espace lisse, loin de l’action policière des Etats, au moins par rapport à certaines facettes de la vie humaine, qu’il est devenu possible de penser cette expérience d’une puissance proprement biopolitique de la multitude.
Dans le cinquième et dernier chapitre, je fais un retour au documentaire, en m’arrêtant sur le champ et en apportant la notion de démocratie proche du philosophe Jacques Rancière. La démocratie apparaît comme la puissance qui
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sépare un individu ou un groupe de la place où il se trouve en même temps qu’elle produit de nouveaux liens d’appartenance. C’est dans ce déplacement qu’il est possible de penser l’égalité, dans le défi de construire un monde commun où on lutte pour la contingence des lieux subjectifs et pour l’égalité. La scène politique n’est plus ainsi un lieu d’accords qui organisent les relations et les pouvoirs, mais plutôt un lieu d’irruption d’êtres parlants, de langues et d’intonations dans un univers qui perd ses structures et son caractère policier de distribution des places, pour que soit possible une suspension des places qui marquaient l’inégalité. La politique n’est pas donnée a priori comme faisant partie de la nature humaine. Les partages qui deviennent stables, là où il n’y a plus d’excès de subjectivité troublant le partage, se retrouvent dans les places où la politique tend à disparaître.
Cette égalité possible d’occupation des espaces symboliques est le scandale de la démocratie, d’après Rancière (RANCIÈRE, 2005, 2004). La démocratie est en fait la déconnexion entre l’ordre civil et l’ordre naturel. Aucun ordre naturel n’est antérieur à la démocratie – le gouvernement des plus anciens ou des sages, par exemple – tel est le scandale de la démocratie, une absence de légitimité naturelle autorisant l’exercice du pouvoir. La démocratie n’est pas donnée dans une forme d’état ni dans une forme de société; pouvoir d’un peuple, d’une singularité qui n’est pas particulièrement légitimé par un système d’état ou économique ; pouvoir qui excède, sans aucune qualité éthique ou sociale en particulier ; pouvoir qui réfute une représentation adéquate.
Cela serait-il à la portée des images et des sons appartenant aux documentaires, qui partent de la création d’un espace d’interaction, d’un espace où les individus et les objets sont exposés aux pressions des uns sur les autres ? Ou encore, lorsque nous approchons ces œuvres, quels sont les gestes et les configurations pouvant forger cette dimension politique ? Jusqu’à quel point est-il possible de penser le documentaire comme un espace démocratique, comme un espace qui apprend et fomente les mutations du sensible ?
J’ai essayé de réfléchir sur l’événement politique dans l’immanence de l’œuvre, ce qui ne signifie certainement pas qu’elle soit séparée de tout un
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univers de pouvoir qui la fait exister. C’est dans cette tension inhérente à l’œuvre que peut surgir ou pas la politique, que les gestes et les sons peuvent fonder un champ démocratique d’évènements possibles, autrement dit, cette perception de la politique est inséparable d’une écriture, d’une relation avec le langage. L’écriture est ce qui détruit les bases données pour la circulation de la parole et la fait circuler au moyen de choix et d’articulations. L’écriture suppose une impossibilité de tout dire, un processus et une opération de pertes. L’écriture gagne ainsi un sens premier et fondamental, soit celui de l’intérieur du langage qui désorganise et révèle les forces qui obligent, non pas à dire quelque chose, mais à le dire d’une certaine façon et à certains interlocuteurs.
Ainsi, la politique n’est pas forcément présente dès qu’un individu a la parole. Ce n’est pas parce qu’il parle que l’homme devient un animal politique. La parole ne garantit pas le logos, « une inscription symbolique dans la cité ». Dans la lignée d’Aristote, Rancière (RANCIERE, 2005) explique que l’esclavage est la possibilité de comprendre le logos (aisthesis) sans y avoir droit (hexis). Cette distinction est révélatrice de la politique comme construction et comme écriture, en même temps qu’elle ne nous permet pas de résumer la politique ou les images que nous étudions au discours courant: «tout est politique». Dominique Noguez, par exemple, en traitant de la dimension politique du cinéma, se base sur Aristote pour affirmer que tout film est politique puisque « l’homme est un animal politique ». « Même le refus de la politique est, en soi, directement ou indirectement politique » (NOGUEZ, 1987, p. 51), écrit Noguez. Si nous suivons Rancière, ce que l’on nomme normalement politique, sera nommé police ; « l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de ces légitimations », (RANCIERE, 1995, p. 51). La police se définit alors comme l’instance énonciative qui se sépare de la tension d’où surgit l’image. Pour Rancière, la police n’est pas une institution, mais un principe de partage du sensible, qui, entre autres découpages, délimite l’élite ; ceux qui parlent et sont entendus sans avoir besoin
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de légitimer ce qu’ils disent, autrement dit, la légitimité est la forme même de l’espace occupé. 13
13 Dans ses Dialogues (1998) avec Claire Parnet, Deleuze emploie le mot police hors de son usage courant, entre guillemets, pour se référer à quelque chose de très proche du concept de Rancière. Dans ce passage, la police est une machine binaire et de sur codification, caractéristiques du pouvoir de l’Etat (Deleuze; Parnet, 1998, p.163). Le pouvoir de l’état – police – s’oppose à la machine de guerre, plus longuement développée avec Guattari dans Mille Plateaux dans lequel « L’état en effet ne se sépare pas, partout où il peut, d’un procès de capture sur des flux de toutes sortes, de population, de marchandises ou de commerce d’argent, ou de capitaux, etc » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 479). Toute une question de l’occupation de l’espace est impliquée dans cette conception de l’Etat comme police. L’une d’entre elles est très proche de cette notion que nous avons étudiée qui dit que dans la démocratie, on construit un champ où l’apparition d’acteurs intempestifs devient possible, dans des lieux divers. Cette perception de l’espace est donc très proche de ce que Deleuze a appelé un espace lisse, ouvert. Dans la fameuse distinction qu’il fait entre le jeu de Go et le jeu d’échecs, ce dernier apparaît comme un jeu qui s’organise d’une manière « policière » (Deleuze ne dit pas cela) dans lequel l’espace et les pièces sont réglées et codifiées, tandis que dans le jeu de Go se construit un espace qui permet que l’on apparaisse en «n’importe quel point»: le mouvement ne va d’un point à l’autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 437). Une différence que Deleuze souligne également quant à la relation que ces deux formes d’organisation de l’espace entretiennent avec la discipline: L’une disciplinaire, celle de l’Etat, et l’autre qui « répond à d’autres règles dont nous ne disons certes pas qu’elles valent mieux, mais qu’elles animent une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en question de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l’abandon et à la trahison, un sens de l’honneur très susceptible, et qui contrarie, encore une fois, la formation d’Etat » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 443). L’opposition à la police n’est donc pas la politique pour Deleuze et Guattari, comme nous l’avons montré chez Rancière, mais une machine de guerre, qui participe à la construction d’un espace lisse. Proche certainement de l’Empire théorisé par Negri et Hardt. Quand l’Etat s’affaiblit, la règle et la délimitation de l’espace ne se font plus entre un dedans et un dehors. Le dehors, selon les philosophes, apparaît de deux façons simultanées. L’une globalisée, de « grandes machines mondiales », indépendantes du pouvoir des états et des mécanismes locaux, des minorités, qui affirment « les droits de sociétés segmentaires contre les organes de pouvoir d’Etat » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 445). Ce nomadisme, dont il convient de rappeler la réserve que Deleuze et Guattari lui adresse, car on l’oublie souvent quand il s’agit de faire l’éloge du nomadisme et la déterritorialisation, ce nomadisme « accompagne une machine de guerre mondiale dont l’organisation déborde les appareils d’Etat, et passe dans des complexes énergétiques, militaires, industriels multinationaux. Ceci pour rappeler que l’espace lisse et la forme d’extériorité n’ont pas une vocation révolutionnaire irrésistible... » (Deleuze; Guattari, 1980, p. 481).
L’espace nomade est ainsi un espace dans lequel la distribution des corps et des individus ne s’établit pas entre un dedans et un dehors. Le partage devient alors difficile à cerner, nous n’en percevons pas clairement ses limites, mais plutôt ses mouvements et ses connexions possibles. Or, si l’espace lisse n’est pas un partage policier, serait-ce parce qu’il n’est pas encore la politique, celle de l’irruption des acteurs intempestifs, celle de l’existence de la démocratie ? Ou bien se confond-t-elle avec l’Empire ? La question
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Dans le champ du documentaire, par exemple, la police peut être exercée par la voix off sous la forme d’une voix absolue, qui, comme on le sait, était très présente dans le documentaire classique, notamment celui de l’école anglaise des années 30, dont John Grierson était le leader et l’inventeur du procédé. Omniprésente et omnisciente, la voix off distribuait véritablement les places des individus et des groupes, organisant le partage, découpait les limites d’un seul monde. La présence de la police est aujourd’hui répartie d'innombrables façons dans les productions d’images. Les reality-shows constituent l’exemple le plus fini du nouveau statut de cette instance organisatrice extérieure qui fonctionne comme police, ainsi que je l’ai analysée dans le cas des Barrados no Big Brother (Image VIII). Contrairement à la voix off, la police dans un reality-show n’a même pas besoin d’habiter l’image. Les paroles des personnes filmées, ce participant/objet, sont toujours adressées à ces opérateurs du jeu où le spectateur est transformé en jury (COMOLLI, 2004).
La politique est d’abord la possibilité de réordonner ce qui est donné à sentir et à dire par des sujets quelconques plutôt que les discours des individus et des groupes qui opèrent ces reconfigurations. C’est la dimension collective de l’individuation qui autorise le devenir politique. Ainsi la politique peut être pensée comme ce qui arrive sans une fin prédéterminée, antérieure à un objectif. Nous nous approchons ainsi de Agamben, au sens où nous pensons que l’invention
reste ouverte pour le moment, mais ce que je veux soutenir est que dans l’image, dans la constitution de l’image où ces nombreux acteurs sont en tension, il y a toujours une présence de la police qui essaye d'arrêter les processus de production d’un commun et ainsi perd sa force, comme il y a toujours également le découpage du droit à la parole, qui cohabite l’espace lisse et la démocratie. C’est cela qui nous sert de référence pour approcher les deux manières de capter la production des « guerriers » intempestifs. C’est encore Deleuze et Guattari qui nous éclairent en nous rappelant que ces espaces ne sont pas constamment mélangés, et c’est cette tension qui n’écarte pas la nécessité d’une confrontation démocratique à l’intérieur de la production de subjectivité toujours excessive.
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des moyens, qui est le film lui-même, est propre à la politique. Agamben l’explicite dans ce passage de son article Notes sur la politique :
La politique est l’exhibition d’une médialité, le rendre visible, un moyen en tant que tel. Ce n’est ni la sphère d’une fin en soi, ni des moyens subordonnés à une fin, mais une médialité pure et sans fin comme champ de l’agir et de la pensée humaine » (AGAMBEN, 2004, p. 129).
Dans le cinquième et dernier chapitre, en étudiant des travaux étroitement liés au champ du documentaire, je m’approche de certains aspects de cinq films différents : Jardin Nova Bahia (1971) de Aluysio Raulino, Je les tuerai ?(1982) de Sérgio Bianchi, On naît pour ce qu’on est (2003) de Robert Berliner, Estamira (2006) de Marcos Prado et Dans les traces du caméléon (2007) d’Eric Laurence.14 C’est autour de ces films que nous analysons la notion de démocratie comme désaccord et dissension, la nécessité d’une écriture en relation à la production de subjectivité comme résistance aux forces qui empêchent la virtualité des modes de vie, et qui provoquent, soyons clairs, exploitation et exclusion. Pour que l’altérité qui existe dans le multiple puisse participer d’un champ démocratique, il ne suffit pas qu’elle existe, qu’elle travaille, mais il lui faut son désir pour cela, autrement dit, la production de subjectivité n’est pas essentiellement politique, cela vient dans un deuxième temps, dépendante de la démocratie.
14 Jardim Nova Bahia (1971) de Aluysio Raulino, Mato Eles ? (1982) de Sérgio Bianchi, A pessoa é para o que nasce (2003) de Robert Berliner, Estamira (2006) de Marcos Prado et No rastro do camaleão (2007) de Eric Laurence.
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Chapitre 1 Du dispositif - Rua de Mão Dupla
Ce que l’on peut voir et penser dans le film vient à partir de l’invention d’un dispositif. C’est à l’intérieur d’un dispositif que s’agencent les relations entre les individus15 et les groupes sans que se fonde un système. Il manque au dispositif la cohérence interne, il lui manque les frontières qui le séparent des autres dispositifs. Le dispositif est le nom d’une multiplicité dynamique. Dans le dispositif ce n’est pas le groupe qui forme l’individu ou vice-versa. A l’intérieur du dispositif se font les individuations collectives et individuelles. Nous travaillons dans notre thèse le dispositif de Foucault à partir d ́une lecture de Deleuze, principalement basée sur le texte Qu’est ce qu’un dispositif ? (DELEUZE, 2003)
C’est d’abord un écheveau, un ensemble multilinéaire. Il est composé de lignes de nature différente. Et ces lignes dans le dispositif ne cernent ou n’entourent pas des systèmes dont chacun serait homogène pour son compte, l’objet, le sujet, le langage, etc., mais suivent des directions, tracent des processus toujours en déséquilibre, et tantôt se rapprochent, tantôt s’éloignent les unes des autres. Chaque ligne est brisée, soumise à des variations de direction bifurquante et fourchue, soumise à des dérivations. Les objets visibles, les énoncés formulables, les forces en exercice, les sujets en position sont des vecteurs ou des tenseurs. Ainsi les trois grandes instances que Foucault distinguera successivement, Savoir, Pouvoir et Subjectivité, n’ont nullement des contours une fois pour toutes, mais sont des chaînes de variables qui s’arrachent les unes aux autres (DELEUZE, 2003, p. 316).
Le dispositif possède une puissance rhizomique dans lequel les points hétérogènes peuvent se connecter avec n’importe quel autre point en même temps que ces connexions ne sont pas régies par un système de codes antérieurs aux connexions. Puissance esthétique du multiple où «chaque trait ne renvoie pas nécessairement à un trait linguistique : des chaînons sémiotiques de
15 Pour un historique dela la notion d'individu, voir: ELIAS, Norbert A sociedade dos indivíduos, 1994, p. 129/134
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toute nature y sont connectés à des modes d’encodage très divers, chaînons biologiques, politiques, économiques, etc., mettant en jeu non seulement des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d’états de choses.» (DELEUZE ; GUATTARI, 1980, p. 13) Dans cet univers hétérogène, de relations a-signifiantes, ce qui est dit et entendu, vu et montré, constitue un champ de possibilité du sensible.
Dans un documentaire ou dans une installation dans laquelle le dispositif est placé, la production de sens, la conjonction de forces et de possibles effets de l ́oeuvre surgiront de ce lieu intermédiaire propre aux connexions rhizomique. Deleuze dit, dans son texte sur le dispositif, que nous devons nous placer sur les lignes, entre l’aléatoire et la répétition programmée, entre le contrôle et le non- contrôle. La puissance du dispositif empêche ainsi le double risque de l’image et de l’expérience esthétique contemporaine, à savoir la répétition sans la différence basée sur une succession causale et dans le désordre de tout, déconnectée, chaotique et séparée du dispositif et de la tension qu’il a en lui. Mais, par l’existence du dispositif il existe une lutte pour qu’en lui le commun et le dissensus puissent vivre ensemble en tant que modes d’existence.
Dans le cas des oeuvres où le dispositif est apparemment très rigide – Rua de Mão Dupla, BNP16 (Image II) –, la difficulté réside à parvenir à maintenir une distance par rapport à ce début comme si les bases pour que l’expérience se fasse y étaient données de manière définitive. En réalité, nous sommes loin d’une science exacte dans laquelle l’expérience a de la valeur à partir de la manutention des prémisses. L’objectivité des prémisses des dispositifs se trouve, pour ainsi dire, en infériorité hiérarchique para rapport à la manutention du dispositif en tant que champs de virtualité. De telles prémisses objectives sont constamment en tension avec les propres évènements à l’intérieur des dispositifs.
16 Il s’agit de l’installation Novas Bases para a Personalidade (1994/2007), de Ricardo Basbaum, longuement analysé dans cette thèse.
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Hasard et dispositif
Nous pouvons affirmer que certaines productions se construisent à partir d’une ouverture vers le hasard et pour cela elles créent les conditions pour que ce hasard se crée, bourgeonne de la réalité, apparaisse parce que l’œuvre permet son apparition et non pas parce qu’elle l’appelle. Une ouverture qui est aussi la création d’un champs d’actualisations possibles d’évènements, d’individus, de pensées, de gestes, de sons et d’images. Créer les conditions pour que le hasard se fasse et l’une des facettes non systémiques du dispositif. Le hasard, dans ce sens, ne fait pas partie d’une série d’actions ou de pensées, as dimension pluriconnective trouve dans le dispositif le champ idéal pour son apparition. Le hasard est une possibilité de donner aux rencontres et tensions qui arrivent dans le dispositif un caractère d’évènement, de ces évènements rares, irréproduisibles et qui conjuguent le factuel et l’impensable. Comme le dispositif ne constitue pas un système, il ne se présente pas avec une base uniforme pour les évènements. Ceux-ci surgissent justement d’un sans fond dans lequel il n’y a pas un a priori pour tel ou tel évènement. D’un autre côté, le hasard n’est pas l’apparition schizo de ces gestes, de ces pensées, de ces mots et de ces images, justement parce qu’il y a un champ immanent qui est forgé par l’écriture qui compose et soutient le dispositif.
Dans la lecture qu’Alain Badiou (BADIOU, 1997) fait de la notion de hasard de Deleuze, il affirme la participation du hasard dans l’évènement. Dans cet exemple, Badiou reprend Mallarmé : “dans chaque lancer de dés (dans chaque évènement), il y a sans doute distinction formelle des résultats numériques. Mais la puissance intime du lancer est unique et univoque, elle est l’Evénement, et c’est elle qui affirme dans un Coup unique, qui est le Coup de tout le coup, le hasard en totalité. (BADIOU, 1997, p. 112) Le problème se pose dans la forme avec laquelle Badiou termine sa lecture: “les résultats numériques ne sont que des monnayages superficiels, des simulacre du Grand Lancer” (BADIOU, 1997, p. 112) Car cette prévalence de la puissance du hasard au
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détriment du résultat numérique nous semble équivoque. L’affirmation de puissance du hasard, doit à notre avis cohabiter avec ce qui surgit de cette puissance, sans être au détriment du hasard. En même temps que la combinaison numérique n’est pas un simulacre, elle renvoie constamment à la virtualité du coup de dés. Le hasard n’implique pas l’isolement des pièces hétérogènes d’un dispositif, ni ne réaffirment cet isolement, puisqu’elles occupent et interviennent en un même champ17 de possibilités.
Dans le film de Sandra Kogut, Passaporte Húngaro18, par exemple, le hasard est fondamental en ce qui concerne la trajectoire du film ainsi que pour la tension qui maintient le spectateur connecté à l’oeuvre. La contingence, le hasard et la perte de contrôle font partie des filmages. Le film procède alors à une division radical entre un ordre qui se donne lors du montage – non plus touchée par la contingence – et le véritable entrelacement de vecteurs hétérogènes et multiples qui apparaissent au cours du filmage ; une multiplicité d’ouverture pour des histoires, des personnes, des pays, des accents et des pouvoirs. Le montage regarde en dehors du dispositif, se libère de la contingence et organise ce que le hasard lui permet. Dans ce cas, comment parler de dispositif dans une oeuvre dans laquelle le système s ́impose ? Jean Claude Bernardet argumente que le montage est « un autre moment » et que la capture est imprégnée d’options « de montage ». C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une spontanéité dans la capture et d’une architecture méticuleusement pensée dans le montage. « D’un côté, il y a une certaine restriction dans le filmage en pensant au montage, et de l ́autre, il y a un retour de la spontanéité dans le
17 Simondon nous apprend que la notion de champ a eu um grand développement au 19ème siècle. Selon lui, « la définition du mode d’intraction caractéristique du champ constitue une véritable découverte conceptuelle » (Simondon, 2007 p. 44). Ce mode d ́interaction ressemble à la forme selan laquelle les éléments hétérogènes se mettent en relation dans le dispositif. Quel est donc ce mode? L’exemple de Simondon part d ́un élément aimanté; dès qu’um élément est placé dans um champs il commence son existence dans la relation établie avec ce champs, mais dans le même mouvement dans laquelle il commence á faire partie du champs il l’altère, en agissant sur sa structure et «citoyen de la république de l’ensemble, comme s’il était lui même un aimant créateur de ce champ: telle est la réciprocité entre la foncition de la totalité et la fonction d’élément à l’intérieur du champ ». (Simondon, 2007 p. 44)
18 La réalisatrice, d’origine hongroise, filme le moment où elle essaie d’obtenir um passeport hongrois.
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montage face à la multiplicité de possibilités offerte par le matériel du film (BERNARDET, 2005, p. 147). Je pense que Bernardet exagère lorsqu’il voit ce retour de la spontanéité dans le montage. Dans le film de Sandra Kogut, par exemple, le matériel est organisé de façon à ce qu’elle puisse raconter l’histoire de son dispositif quand le dispositif n’existe plus. Dans ce sens, si pendant la capture elle se trouvait à l’intérieur de son dispositif, lors du montage elle est en dehors. Ceci étant, la question que l’on peut se poser est claire ; serait-il possible que le montage fasse partie du dispositif et soit une écriture, soit-elle aussi l’un des éléments hétérogènes dans lesquels d’éventuels évènements peuvent survenir ? Comment est-ce que le montage peut être également l’endroit du non- contrôle et du hasard ? C’est-à-dire comment est-ce possible que le dispositif, ce champ de possibilités de connexions a-centrées et hétérogènes, soit maintenu dans le montage ?
La première réponse est que le montage est le lieu de manutention du dispositif en tant que champs où l’évènement peut survenir. Cela veut dire que dans le dispositif il y a toujours un germe en devenir – pour utiliser l’expression de Simondon qui sera elle-même reprise par Deleuze dans l’Image-Temps (1985) –, un état de fonctionnement qui n’apporte pas la stabilité. Et le montage aura deux possibilités pour maintenir la puissance du dispositif. L’une d’elles est de respecter une contingence temporelle qui étend le dispositif au montage, comme dans Dez (2002), Abbas Kiarostami ou Time-code (2000), Mike Figgis. C’est-à-dire que de la même manière que le dispositif s’établir comme un limite au moment du filmage, le propre montage est aussi imprégné par le hasard qui accompagne les règles. L’autre possibilité, plus complexe, fait partie de la structure même ; le germe de la déstabilisation est présent dans l’organisation des images. Le montage, dans ce sens, peut être compris comme un mode de connaissance. C’est la connaissance du montage qui permet l’accès à l’évènement au-delà du visible. Une connaissance qui se doit à l’association entre visibles et temporels. Le montage apparaît comme manutention des principes du dispositif, une forme de connaissance. Dans le même sens, Didi- Huberman parle de montage en tant que forme qui perçoit les relations intimes et
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secrètes des choses, lui donnant une valeur proprement heuristique19 . Agissant de la sorte, le montage peut être imprégné par la instabilité du dispositif, comme si le dispositif ne faisait pas partie d’une limite temporelle qui le limite au filmage, mais qui comprend tout le film et tout l’ordre qui tente de s’exclure.
Rua de Mão Dupla est un bon exemple de cette présence du montage en tant qu’écriture imprégnée et gardienne des puissances du dispositif. Dans le film, trois couples de personnes qui ne se connaissent pas sont invités à changer de logement pour 24 heures. Pendant ce temps chacun doit filmer ce qu’il veut. Après filmer et dormir une nuit chez l’étranger chacun fait un témoignage de son expérience et des caractéristiques du propriétaire inconnu du foyer20.
C’est dans ces 24 heures que chaque personnage reste chez quelqu’un d’autre que tout se passe. Mais on ne cherche pas des histoires de vie, ni des explications logiques ou causales qui expliquent ce qu’on voit ni les options du sujet qui filme la maison de l’autre. Les images filmées du foyer «envahi», comme on peut dire ne se connectent jamais de forme verticale, et ne se déploient pas les unes des autres, elles n’établissent pas de continuités, elles ne construisent pas une ligne. La nuit solitaire, la maison étrange, l’échange, les 24 heures ; en parallèle, le metteur en scène Cao Guimaraes ne filme rien, il ne maîtrise pas le focal de concentration de la caméra et non plus les styles. Après 24 heures le cinéaste intervient pour orienter les témoignages des personnages. L’organisation du set pendant ces séquences reproduit l’ordre classique. La
19 Une capacité que Rancière perçoit comment une force et une caractéristique du documentaire qu ́il explique en disant que le documentaire peut réunir : « le pouvoir d’impression, le pouvoir de parole, qui naît de la rencontre du mutisme de la machine et du silence des choses, avec le pouvoir du montage – au sens large, non technique du terme – qui construit une histoire et un sens par le droit qu’il s’arroge de combiner librement les significations, des re-voir les images, de les enchaîner autrement, de restreindre, ou d’elargir leur capacité de sens et d’expression. » (Rancière, 2001, p. 206) 20 Deux autres exemples de films dispositifs pour illustrer :
Time Code, de Mike Fighs – Une fiction constituée de quatre noyaux narratifs, mis en mouvements à la fois. Chaque groupe de techniciens et acteurs commence son action en même temps. Ce sont quatre caméras qui sont presque à documenter, quatre actions simultanées qui se croisent parfois. Sur l’écran partagé en quatre ce que nous avons, ce sont quatre plans-séquence d’une heure.
O Resto Nosso de Cada Dia, de Pablo Lobato et Cristina Maure- Cinq équipes dans cinq pays différents suivent les éboueurs simultanément dans une même nuit.
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caméra/metteur en scène en tant que centre et le personnage qui va vers ce centre. Cependant dans l’édition finale, l’écran se partage en deux et on voit à la fois, aussi bien le personnage qui parle que l’autre duquel on parle.
Lorsque Cao Guimarães met côte à côte les images faites chez quelqu’un d’autre, - écran divisé – (Image I) il maintient son dispositif dans le montage, en même temps la relation entre ces deux images que nous voyons ensemble à l’écran n’est pas donnée, comme si le hasard et l’aléatoire ne les avaient jamais abandonnées. Cependant, le cinéaste ne reste pas en marge ; il fait des rapprochements entre les images, invente des points de contact entre les deux appartements. Dès le début du montage il rapproche les images que les deux des participants ont fait à la maison. ; à cet instant sur chacun des deux écrans, nous voyons des images qui ressemblent beaucoup, il y a un rapprochement entre les personnages fait par le montage. Le montage exécute des continuités, produit des ressemblances, replace le réalisateur comme maître du dispositif, entre contrôle et non-contrôle, mais pas en dehors en tout cas. Dans un premier temps, j’ai critiqué cette rupture du dispositif, comme si la force du film était dans la règle et dans les limites et s’il y avait cette présence forte du réalisateur, cette recentralisation de l’énonciation par le montage serait la propre possibilité de l’évènement qui serait compromise. Je revois maintenant cette position en argumentant que le film-dispositif n’exclut pas le réalisateur, il n’a pas besoin de se retirer. Il est de sortie, mais pas en dehors. Le réalisateur fait partie du dispositif et, comme dans tout dispositif, les singularités qui maintiennent la métastabilité et produisent les lignes de consensus et dissensus entre les individuations isolées ne sont pas exclues. Le dispositif peut pencher vers la stabilité même après être entré en fonctionnement et la présence du réalisateur est ce qui garantit fréquemment la manutention de sa métastabilité, point de départ de l’évènement. Dans Rua de Mão Dupla, ses rapprochements entre images et évènements faites par les personnages sont rares, mais suffisamment présents pour maintenir le réalisateur et le montage comme partie du dispositif, lié à ses puissances. Dans le dispositif, il y a le risque du hasard, de l’imprévu et de présences multiples et hétérogènes qui expérimentent un fonctionnement de
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pensée et cela n’est pas à proprement parlé ce qui se conserve avec le plus de facilité.
Dans ce chapitre, je fais un rapprochement des filmes-dispositifs et les travaux de Jean Rouch, comme Jaguar (1957), Moi un noir (1958), et Chronique d’un été (1961), de Rouch et Edgar Morin, conçus comme de nouveaux formats de production qui incluent des caméras légères, une nouvelle et originale utilisation du son, de petites équipes, prennent leurs distances des structures et des scripts conçus hors du contact avec la réalité et avec les individus et dans lesquelles il ne s’agissait plus d’aller chercher ce que l’on connaissait mais de faire de l’expérience une nouvelle image. Dans le domaine du documentaire, le film-dispositif peut être vu comme dédoublement du Cinéma-Vérité. Ainsi, comme dans le cas du film-dispositf, nous avons, dans cette école de documentaires, une production d’expériences que se produit avec le contact du film (apparat, directeur, etc.) avec le monde filmé. Le Cinéma-Vérité inaugure une forme de faire un cinéma exposé aux « pressions du réel » (COMOLLI, 2001); cette logique est centrale dans Chronique d’un été (1961), de Jean Rouch, moment clé de cette pratique moderne. Le film classé comme interactif par Bill Nichols21 (1994) se fera avec l ́intervention constante du réalisateur au tournage et lors du montage. Ce qui sera narré par le film n’est plus un monde in natura, mais un univers ouvert aux mouvements des rues et à la relation du monde avec le réalisateur et avec le cinéma, posant des questions éthiques quant à la logique de la rencontre des individus en des lieux distincts, avec des pouvoirs distincts. Par rapport aux personnages, nous pénétrons avec Rouch
21 Pour le théoricien nord-américain Bill Nichols, fortement inspiré par la méthodologie de Michel Foucault, le documentaire est un ensemble de « pratiques discursives et non discursives » qui objectivent les mouvements qui ont été definis comme tels. Il s’agit, em réalité, d’un « domaine», affirme Nichols, constituée de films, de techniques, de conventions, de méthodologies, de termes, de catégories qui produisent et soutiennent cette forme de cinéma depuis les années 20. Et dans ce sens, c’est un domaine qui diffère de la fiction. Dans son livre, Representing Reality (1991), Bill Nichols établit une classification qui englobe toute l’histoire du documentaire selon quatre différents modes de représentation de la réalité, soit : Expositif (documentaire classique), d’observation (cinéma direct), interactif (cinéma-vérité) et réflexif. Dans un livre publié en 1994 (Blurred Boundaries: Questions of Meaning in Contemporary Culture), Nichols enrichit sa classification avec la création d’un mode supplémentaire: le mode performatique est additionné par Nichols dans son livre Blurred Bonderies, (1994).
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dans l’univers de la fabulation, une subjectivité forgée en de constantes métamorphoses, où ce qui est fictionnalisé se présente comme une puissance et non comme un idéal de vérité. Le questionnement sur la possibilité de narrer le réel, inaugurée par Rouch, va, au cours des décennies qui suivront, se radicaliser et se constituer non plus comme différence par rapport au classique mais établir une relation fréquente de négativité 22.
Dans Rua de Mão Dupla, le dispositif fonde le film et ne disparaît pas, il est le propre articulateur de ce qui est narré, ne laissant pas de marge pour que rien ne se naturalise, restant comme un hors-champ de l’image qui est toujours présent. L’oeil qui crée et disparaît dans le cinéma classique, était de nouveau présent dans le cinéma moderne, parfois ambigu, appelant le spectateur, parfois incomplet, parfois silencieux, multipliant les indéterminabilités de l’image. Dans le cinéma-dispositif, il n’est plus regard ; il est machine (ensemble de voisinage – homme-instrument-animal-chose – entre les termes hétérogènes indépendants (DELEUZE, 1996) partagés avec le spectateur ; c’est une machine d’habiter partagée avec le personnage. A la place de l’invisibilité ou de la visibilité de l’apparat, dans les films-dispositifs, toutes les relations passent par le dispositif. Dans le cas de Moi un Noir, nous sommes encore loin d’une image qui apparaît comme «reste» d’une expérience dans laquelle le réalisateur est de sortie.
Dans Moi un Noir, Rouch propose la fabrication elle-même du film comme une ligne activant une fabulation personnelle. Réflexivité cinématographique et invention de soi vont de pair. La caméra est à la fois un instrument technique qui captera les images et un activant du dispositif construit par Rouch, le film transitant constamment entre une spontanéité des personnages dans le monde et une représentation pour la caméra. La caméra est l’activant ou, dans le cas de Moi un Noir, le cinéma comme un tout est l’activant, ce qui lance un processus
22Un exemple de ce négativisme est le film Congo (1972), d ́Arthur Omar. Jean Claude Bernardet dans “Cineastas e imagens do povo”, Silvio Da-Rin dans “O espelho partido” et Guiomar Ramos dans “O documentário como fonte para o experimental no cinema de Arthur Omar” (TEIXEIRA, 2004.) composent une importante masse critique sur le film.. A propos des procédés d ́Omar dans ce film et également dans O anno de 1798 (1975) voir: OMAR, Arthur. O antidocumentário, provisoriamente. Revista Cinemais, n. 8, nov/dez, 1997.
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fabulatoire; la voix off de Oumaru Ganda/ Edward G, dans Moi un noir n’est pas sur lui-même mais sur une image cinématographique. Là, le personnage entre dans un processus fabulatoire car son texte est constamment dirigé vers ces deux instances, vers cette double présence : la sienne dans l’image et l’image en soi. Rouch est le précurseur d’une production subjective qui dépend d’une relation expérimentale avec l’image et qui se produit avec le hasard comme forme de création. Un processus d’invention de soi et un dicible qui gagne une dimension politique dans la mesure où il n’est pas la reproduction d’un discours modèle mais une partie du processus de création esthétique. « Pour Rouch, écrit Deleuze, il s’agit de sortir de sa civilisation dominante et d’atteindre aux prémisses d’une autre identité [...] ils doivent devenir autres, avec leur personnages, en même temps que leurs personnages doivent devenir autres eux mêmes” (DELEUZE, 1985 p. 199). La phrase de Rimbaud, « Je est un autre », a aidé Deleuze à comprendre et à révéler un cinéma qui se fait en se libérant de soi pour que l’autre apparaisse dans le moi. Le « Je est un autre » est le double du « Je », permettant que ce « Je » prenne distance par rapport au moi pour que je puisse avoir le recul nécessaire de façon à pouvoir voir quelque chose de moi. Iln’ypasdevérité àvoirsurmoi.Le«Jeestunautre»nemepermetpasd’en apprendre plus ou mieux sur moi ; il me permet juste de multiplier mon potentiel créateur de ce qu’est le « Je ». Encore une fois, si le monde est une fiction, si le « Je » est une invention constamment motivée par rencontres et affections, je recherche dans l’autre le flux continu de l’indétermination du « je ». Contre la rigidité fixe dans le « je », sans flux, sans mouvement et fatal; « Je est un autre ». Comme chez Baudrillard: « Je ne suis égal à moi-même que dans la mort »23. Que la mort n’arrive pas au cours de la vie, telle est la proposition de Rimbaud.
Nous travaillons dans notre thèse ces rapprochements et distanciations entre les films que nous privilégions et qui présentent des dispositifs explicites ainsi que leur relation avec le documentaire moderne. Il ne nous a pas semblé
23 Conférence de Jean Baudrillard à la Faculté Cândido Mendes - Rio de Janeiro - en 1996, lors du lancement du livre Cool Memories 2.
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nécessaire d’entrer dans un débat sur la différenciation entre les écoles de la fin des années 50 qui, non sans raison, il est vrai, ont reçu diverses appellation : Cinéma du Réel, Cinéma-Vérité en France, Cinéma-Direct, aux Etats-Unis D’Amérique, Free Cinéma en Angleterre, Candid Eye au Canada. Mais c’est par rapport au cinéma de Jean Rouch qu’il nous a semblé important de tracer quelques lignes de continuité, dont deux fondamentales : la première est la perception d’une double production dans le propre film , celle de l’image et celle des individus. En effet, c’est de cette double production que viennent les images. La deuxième est qu’il y a entre l’image et la réalité un désaccord et que le documentaire ne filme plus le monde tel qu’il se présente mais il construit des situations et des dispositifs pour qu’il y ait un film (COMOLLI, 2001).
Il faut, quoi qu’il en soit, mettre Rouch en perspective afin d’observer un endroit de la caméra qui s’altère dans les productions que nous privilégions. Si l’on compare l’effet de la présence d’une caméra dans un endroit déterminé à l’époque qui Rouch et Morin ont réalisé les premières expériences de cinéma- vérité et l’effet de cet apparat aujourd’hui, on pourra apercevoir qu’il y a une transformation significative ; Voyons trois importantes mutations dans le rapport caméra/personnage/spectateur.
Cela semble de sens commun que la production d’image contemporaine «peut tout », c’est-à-dire ; parler à une caméra n’est pas produire un discours, mais produire un matériel pour qu’un discours séparé du moment du tournage soit fait. C’est ainsi que marche la Télé, c’est ainsi que les personnes réagissent aux caméras ; ce qui est souvent un piège pour le documentariste. N’importe quelle personne qui est filmée sait qu'elle peut être coupée sur le montage – malgré l’ignorance du nom du processus qui l’exclut – et pour que ça n’arrive pas, elle va utiliser une pluralité de méthodes ; exagérer l’histoire, penser au rythme plus approprié pour la Télé (toute caméra est une caméra de Télévision!). Bref, le personnage joue le rôle qu’il imagine vouloir le documentariste. Le piège est clair, ce qui reste aux caméras est le propre monde des images. Une autre différence importante vient de la présence de caméras de surveillance disséminées dans les espaces publiques dont les effets sur nos constructions
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subjectives nous ne savons pas encore, mais la réalité de cette société contrôlée oblige les cinéastes et les artistes à dialoguer avec cette situation. Comment alors faut-il faire pour qu’il y ait un film si tout est d’abord filmé, si rien n’échappe aux images ? Comment filmer le monde si le monde est le fait d’être filmé ? Finalement, cette intersection entre l’image et la vie a apporté au sens commun l’idée de droit sur l’image. Une idée curieuse selon Comolli puisqu’elle suppose l’image existant indépendamment de la personne qui la voit. C’est-à-dire pour que quelque chose soit une image elle dépend de quelqu’un qui la voit, tandis que le «droit sur l’image » privatise pour l’objet l’effet d’être vu.
Ces trois situations (pouvoir des images, prolifération du contrôle et droit sur l’image) sont directement liées à l’intime connexion que la production audiovisuelle et médiatique a avec la vie à partir de la seconde moitié du XXo siècle. C’est ce que Neal Gabler définit lorsqu’il narre la société moderne comme étant un «gigantesque effet Heisemberg, où le média ne rapportait pas en effet ce que les gens faisaient ; elle rapportait ce que les gens faisaient pour obtenir l’attention du média. Autrement dit, au fur et à mesure que la vie était vécue de plus en plus à travers le média, celui-ci couvrait soi-même et son impact sur la vie» (GABLER, 1999). C’est aussi de cette nouvelle conscience que la production contemporaine audiovisuelle doit partir. Il n’y a plus de regard naïf, il n’y a pas de réalité qui s’offre sans se spectaculariser, il n’y a pas de monde sans qu’un regard ne soit mis sur lui et ne le crie à la fois.
Mais, si nous pensons au film de Jean Rouch comme un moment paradigmatique de cette présence du hasard comme puissance créative. Qu ́est- ce que cela signifie ? Cela signifie que la création part de la croyance que le pensable et l’organisable ne supportent pas une puissance de création, une puissance d’invention avec les éléments de la vie et du monde. Le point de départ est qu’il y a, dans la relation décentrée entre éléments divers dans un dispositif, un monde qui s’invente et qui ne peut être conçu sans que ne s’opèrent une certaine perte de contrôle, une dimension excessive envers les individus, sans qu’il n’y ait les conditions de possibilités pour le hasard. Au moment de la perte de contrôle, réalisateurs et spectateurs « subissent» l’image,
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elle s’impose à eux. Nous sommes attaqué par une paralysie moteur qui nous oblige à voir et á entendre et qui ne nous donne pas la possibilité d’agir. Mais, dans le dispositif, l’image n’est pas seulement imposée. Les acteurs du dispositif se trouvent en constante modulation de la distance entre subir l’image et agir sur celle-ci, maintenant toujours un lien entre ces deux forces qui constituent l’image. Il s’agit d’un court-circuit dont les acteurs du dispositif se différencient sans cesse.
A l’intérieur de ces processus imagétiques qui apparaissent dans le domaine du documentaire, ce qui nous intéresse spécialement c’est de percevoir comment cet échange constant entre invention, présentation et représentation de soi et de l’autre va de pair avec l’invention de l’image. Reprenant les définitions du concept de dispositif étudiées par Deleuze, le philosophe écrit que:
Deux conséquences importantes en découle pour une philosophie des dispositifs. La première est la répudiation des universaux. L’universel en effet n’explique rien, c’est lui qui doit être expliqué. Toutes les lignes sont des lignes de variation, qui n’ont même pas des coordonnées constantes. L’Un, le Tout, le Vrai, l’objet, ne sont pas des universaux, mais des processus singuliers, d’unification, de totalisation, de vérification, d’objectivation, de subjectivation, immanents à tel dispositif. Aussi chaque dispositif est-il une multiplicité, dans laquelle opèrent de tels processus en devenir, distincts de ceux qui opèrent dans un autre (DELEUZE, 1989 p. 188).
Les rapprochements que nous opérons ici entre la notion de dispositif utilisée par des théoriciens comme Jean-Claude Bernardet, Consuelo Lins et moi-même, partent d ́une nette inspiration de Foucault et de Deleuze. Ces rapprochements ne se font pas sans difficultés mais dans la longue citation que nous venons de voir de Deleuze, il nous semble que le caractère fondamental de ce rapprochement devient plus explicite. C’est-à-dire, la possibilité que le dispositif a de permettre une incursion dans les oeuvres tout en respectant l’hétérogénéité et ses processus de constructions subjectives – de personnages et de réalisateurs – ainsi que le lieu de création du spectateur lui-même, sans
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abandonner l’ensemble des variations micropolitiques qui font partie de dispositifs plus amples et plus diversifiés.
Afin de comprendre le fonctionnement de ce que nous appelons le film- dispositif, nous travaillons encore la notion d’évènement, ayant Deleuze comme référence et le problème des opérations temporelles à l’intérieur des dispositifs. Séparés d’une causalité, les évènements ne peuvent pas être ramener à une cause unique. Ce sont des effets incorporels, ils constituent un domaine de l’immanence avec une pluralité de possibilités de sens, ils viennent du geste qui virtualise les corps qui les constituent. L’évènement, donc, ne peut pas être expliqué ou compris par les corps qui le produisent. Ce qui se trouve dans les corps et dans les acteurs d’un dispositif, en tant qu’objets historiques, n’explique pas la possibilité désirante elle-même de ces corps. Ce que peut un corps s’étend en amplitude de surface et non en profondeur. C’est cette surface qui nous permet de voir la multiplicité des lignes signifiantes qui peuplent un dispositif. La verticalité, associée à la méthode aristotélicienne de la création de modèles par exclusion, aura comme idéal la production d’une ligne unique pour le sens; au fond, on trouve l’ordre de la surface, dans le passé l’ordre du présent. La réversion de cette géographie de la puissance humaine provoque une multiplicité de lignes signifiantes sans hiérarchie. Le passé ne se dédouble pas en présent en succession causale linéaire, ni la profondeur ne contient la semence de ce qui apparaît. L’évènement est ainsi composé d’une double face, l’une tournée vers la stabilité qu’il montre et qui s’inscrit éventuellement dans l’image, fruit du choc entre hétérogènes et l’autre en direction du virtuel qui explicite la contingence même de ce qui arrive.
Une discussion importante que je ne développe pas ici est celle de la place du spectateur par rapport aux films-dispositifs tel que Rua de Mão Dupla ; dans celui-ci le spectateur détient certains savoirs sur le personnage que lui- même n’a pas. Dans ce cas, le spectateur connaît la personne que le personnage décrit, devenant d’une certaine manière un juge des paroles prononcées par les personnages. Le problème posé par ce privilège du
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spectateur est complexe et renvoie à une posture éthique du réalisateur et du dispositif qu’il a inventé24.
Juger les réussites et les erreurs est quelque chose qui est mineur dans le film, ce n’est pas cela qui intéresse, ce n’est pas cela qui mobilise les spectateurs ou les personnages, et, si c’était le cas, cela perdrait complètement de son intérêt pour devenir un jeu aux choix multiples. La deuxième question est plus grave. Le film serait-il en train de promouvoir un double jugement ? Autrement dit, le personnage parle et juge l’autre et nous le jugeons ? Peut-être, mais je ne corrobore pas une possible disqualification des effets de ce film fondée sur cette argumentation. Je crois qu’il y a une responsabilité des personnages qui est en jeu et aussi parce que le privilège du spectateur se trouve déstabilisé pour ne pas avoir eu son corps compris dans l’expérience, comme ceux des personnages. Le documentaire a peut-être pendant trop longtemps protégé ses personnages, ce qui demeure évidemment une inquiétude pour le réalisateur, ou, simplement, le documentaire fait coïncider les expériences du personnage avec le film, avec des expérience du réalisateur, afin que ce qui est trop étrange et différent ne puisse pas arriver.
24La difficulté du film face à ces privilèges du spectateur est apparue à partir des critiques faites par César Guimarães au texte “O dispositivo como estratégia narrativa”, que j’ai écrit et présenté à la Compós em 2005.
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Chapitre 2 De l’individuation à la virtualité de l’image
Que se passe t-il avec les individus qui participent aux dispositifs comme producteurs et effet des multiples rencontres et éventuels évènements qui l’habitent ? Existe-t-il dans ce processus une dimension proprement politique ? Pour penser les individus selon cette notion ample de dispositif, au-delà du film, au-delà du désir de tel ou tel individu, nous nous rapprochons de la notion d’individuation travaillée par Simondon dans le livre L’individuation psychique et collective25, éditée pour la première fois en 1958.
L’expérience est au centre de la conception de l’individu de Simondon et elle aura une forte influence sur le travail de Deleuze. Chez Simondon, il n’existe pas d’individu séparé de l’expérience de l’individuation ou postérieur à l’expérience. L’expérience et l’individu habitent un même plan d’échange et de construction continue. La notion d’individuation d’après Simondon commence avec une critique des deux façons de percevoir l’individu ; la façon substantialiste et la façon hylémorphique. La première considère que l’individu se fond en lui- même à partir d’élément premiers étant lui même, à son tour, résistant à tout ce qui n’est pas lui. La seconde sépare la forme (morphos) de la matière (hyle) et pense l’individu comme rencontre de l’une avec l’autre, en un clair héritage platonique ; la matière se formate à partir d’une forme qui la précède. Dans ces deux manières de penser l’individu il y a un problème temporel montré par Simondon. Une fois que l’individu est constitué, il s’agit d’opérer un retour qui offre la possibilité de voir les lignes et les expériences qui permettent une telle constitution. Dans ce geste, l’individu est toujours séparé de l’expérience qui le fait apparaître. «Une telle perspective de recherche accorde un privilège ontologique à l’individu constitué » (SIMONDON, 2007, p. 10). Ce privilège présuppose une matière, un vivant, docile et disponible à une prise en forme de la même manière qui élimine de cette apparition de l’individu le processus même
25 SIMONDON Gilbert L'individuation psychique et collective, Aubier, Paris.1989.
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qui le fait apparaître. Au lieu de partir d’une expérience concrète – l’individu – pour aller vers les multiplicités d’éléments, expériences, qui le constitue, Simondon propose un chemin qui part du multiple et ne sépare pas cette multiplicité d’où l’individu apparaît; le processus d’individuation. “Connaître l’individu, dit Simondon, à travers l’individuation plutôt que l’individuation à partir de l’individu » (SIMONDON, 2007, p. 12). En faisant ce déplacement, Simondon introduira une fragilité dans le savoir sur l’individu. C’est cette impossibilité totalisante qui conduira le philosophe à dire que l’individu est une phase de l’être, une réalité relative. Penser l’individu comme une phase de l’être lui permet d’ouvrir les portes pour ce qui reste comme la puissance de l’individuation – encore en processus – dans l’individu. C’est-à-dire, si l’on part de l’individu vers l’individuation, tout ce que nous rencontrerons ce sont des explications sur ce qui existe, cependant, si nous faisons le chemin opposé, l’individuation peut s’opérer sans que l’individu n’efface les puissances de cette individuation, plus spécifiquement, sur ce qui existe de pré-individuel. Simondon se focalise ainsi sur l’individu comme processus et travail, inséparable d’un devenir collectif et pré-individuel, celui qui n’a pas encore une phase ou une actualisation.
La notion de devenir éclaire la séparation que Simondon fait entre l’individu appréhendé comme celui qui possède le devenir et le devenir comme un futur de l’être. En s’éloignant de la notion du devenir comme ce qui advient à un être constitué, Simondon opère une double critique ; d’un côté l’individu n’est pas un résultat d’un processus dialectique – pour Simondon le négatif fait partie de l’équilibre métastable. Et de l’autre côté, si dans l’être individué le devenir insiste, c’est tout un régime de cause à effet dans la constitution de l’être qui est rejeté comme ce qui pourrait expliquer l’individu. Le devenir « est une manière d’être, dit Simondon. Il est devenir de l’être, non devenir auquel l’être est soumis par quelque violence faite à son essence et dont l’être pourrait se passer en étant ce qu’il est » (SIMONDON, 2007, p. 224/225). Le devenir, chez Simondon, est une dimension inaliénable de l’être. Si l’individu est pensé comme le fruit d’une logique de cause à effet, cela implique l’élimination l’excès de être lui- même et de tout ce qui ne fait pas le passage de la forme à la matière. Si nous
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nous délaçons de l’individué vers l’individuation, ce qui n’a pas été incorporé dans la constitution de l’individu commence à exister, commence à faire partie de ce qui garde la virtualité d’autres individuations possibles. Assumer l’excès, le reste, invoque un désaccord de base entre la forme et la matière, entre le moule et l’objet. L’excès et le désaccord donnent à la forme individuée la ligne qui devient métastable, prête à se désubjectiver, prête à se déphaser. « L’individuation, a écrit Simondon, n’est pas le résultat du devenir, ni quelque chose qui se produit dans le devenir, mais le devenir en lui même, en tant que le devenir est devenir de l’être » (SIMONDON, 2007, p. 228). L’individu, compris comme une actualisation de l’être, indique à la fois deux pôles ; la relation entre les individus et le milieu d ́où ils viennent et, pour toute la différence qui reste entre l’individu en tant que réalité relative et lui-même. Cette double connexion met l’individu entre le singulier et le commun, inséparable de ces deux sphères, l’individu étant l’un des aspects possibles de l’individuation.
Métastabilité
Nous avons déjà parlé de métastabilité en nous référant à cet équilibre instable, à une stabilité en dissolution où les acteurs du dispositif se rencontrent ; elle part du processus d’individuation. C’est avec cette notion que Simondon apporte au centre de ce qui constitue l’individuation, une constante absence de stabilité et, plus encore, une tension entre divers ordres de grandeurs incompatibles, comme le souligne Gilles Deleuze dans un texte sur Simondon: la “métastabilité c’est une [...] disparation, au moins deux ordres de grandeur, de deux échelles de réalité disparates, entre lesquels il n’y a pas encore de communication interactive». (DELEUZE, 2002. p. 121) A partir de la métastabilité, Simondon peut s’éloigner de la conception de l’individu comme formateur d’une unité entre d’infinies parties immunes au plus petit germe cristallin extérieur (SIMONDON, 2007) qui peut réorienter l’individuation. C’est-à- dire, fait partie de l’individuation ce qui n’appartient pas à l’individu et qui vient
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perturber la bonne forme. La métastabilité forge ainsi un être pour lequel la phase, l’individu constitué, ne se sépare pas sa dimension pré-individuelle.
En s’individualisant, l’individu n’épuise pas toute la réalité pré-individuelle, toutes les possibilités de mondes. C’est-à-dire que c’est la métastabilité qui garde la virtualité de la variation même de l’individu formé. La métastabilité appartient à l’individu et c’est ce qui permet que la nature26 pré-individuelle reste associée à l’individu et devienne source d’individuations futures. C’est dans ce sens que l’être peut être pensé au-delà de ce qu’il est. C’est comme dans un système où la stabilité se ne fait pas – la stabilité pour Simondon est la mort – et qui est ouvert aux variations qui partent de la tension des éléments qui composent l’individu, éléments de dimensions extrêmes – cosmiques et inframoléculaires. Le vivant est en lui-même médiation, dit Simondon, exprimant l’idée de l’individu comme un être problématique qui est à la fois structure et multiplicité, autrement dit, c’est par la métastabilité que l’individu opère une médiation entre être et devenir, sachant que les deux dimensions ne sont pas séparées de l’individu.
« Dire que le vivant est problématique, dit Simondon, c’est considérer le devenir comme une dimension du vivant » (SIMONDON, 2007, p. 20). De multiples mouvements pour percevoir l’individu ; entre l’individuel et le collectif, entre l’action et la pensée. Cette opération sera décisive pour que l’individu ne soit pas mis à côté ou en opposition au monde. C’est ce qui permet à Simondon de dire que l’« être possède une unité transductive , c'est-à-dire, qu’il peut se déphaser par rapport à lui même» (SIMONDON, 2007, p. 23). La phase pour Simondon est une actualisation, un sujet. Tandis que dans l’être pré-individuel il n’y a pas de phase, selon le terme de Deleuze, nous pourrions dire que l’être
26 Simondon écrit: « L’on pourrait appeler nature cette réalité pré-individuelle que l’individu pore em lui, essayant de trouver dans le mot nature le sens que lui donnaient les philosophes pré-socratiques: les physiologues (physiciens, dans la tradition traductionnelle et philosophique brésilienne) jonique y trouvaient l’origine de toutes les espèces de l’être, antérieure à l’individividuation: la nature est la réalité du possible qui, sous les espèces de apeiron dont parle Anaximandre, fait surgir toute forme individuée; la Nature n’est pas le contraire de l’homme mais la première phase de son être, la deuxième étant l’opposition entre l’individu et son milieu ». Cité par Paolo Virno http://p.php.uol.com.br/tropico/html/textos/1479,1.shl
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pré-individuel est une pure virtualité alors que la phase est territorialisation. « Il y a une pluralité dans l’être qui n’est pas la pluralité des parties [...] mais une pluralité qui est au niveau même de cette partie, la pluralité étant la pluralité de l’être par rapport à lui-même, dans la relation d’une phase de l’être à une autre phase de l’être (Simondon, 2007, p. 216). Se déphaser est alors un mouvement d’éloignement par rapport à soi-même, ce qui ne laisse pas d’être une forme de pensée. L’individuation est ce qui se trouve entre les phases. Dans ce processus, l’individu rend inenvigeasable toute phase, il se place à mi-chemin entre plusieurs d’entre elles (individuelles et collectives), entre plusieurs mémoires, volontaires et involontaires.
Quand nous reprenons la notion de dispositif en passant par Simondon, nous articulons cet espace de présence de l’individu comme élément d’une multiplicité qui est le dispositif lui-même, domaine métastable où les individus sont moins pensés et interrogés pour ce qu’ils sont que pour le type d’énergie qu’ils empruntent à la métastabilité du dispositif.
Si l’individu est un effet, c’est le milieu lui-même qui devient le fruit de l’individuation. En suivant les pistes de Simondon, nous pouvons dire que le milieu n’est pas ce qui implique l’individu, mais ce qui se dédouble avec lui :
Il n’est donc pas juste de parler de l’influence du groupe sur l’individu; en fait, le groupe n’est pas fait d’individus réunis en groupe par certains liens, mais d’individus groupés ; d’individus de groupe. Les individus sont individus de groupe comme le groupe est groupe d’individus [...] le groupe n’est pas non plus réalité interindividuelle, mais complément d’individuation à vaste échelle réunissant une pluralité d’individus (SIMONDON, 1989, p. 184/5).
Cette distinction devient fondamentale pour que nous pensions la relation des individus avec la communication de masse et les technologies de visibilité qui l’entourent. Le milieu est comme un pli de l’individu, et c’est avec le milieu – qui ne se confond pas avec l’environnement ou avec les alentours – que l’individuation s’effectue. Ce milieu est mixte, pas seulement psychologique, pas seulement social. La métastabilité est le mode d’opérer dans le milieu avec
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l’individu, justement parce qu’elle est la relation entre comptes des incompatibles. Nous avons de surcroît trouvé dans cette formule toute la base pour le documentaire et les images qui nous intéressent. Des images où l’individu constitué n’apparaît pas séparé de la multiplicité qui fait le film et l’individu, et qui comporte le devenir, le processus d’individuation. L’individu filmé, pour nous maintenir dans les images du documentaire, s’il apparaît à un moment donné comme une forme stable, ne peut pas aider à révéler le principe d’individuation. L’histoire du documentaire est pleine d’exemples où l’individuation a été rejetée en faveur de l’individu. Jean-Claude Bernardet nous parles d’une certaine production documentaire des années 60 que fait l’option d’un modèle sociologique 27. Dans ce modèle, l’idéal est que la construction du film soit capable de reconnaître de façon claire et transparente les causes et effets d’un évènement. Par rapport aux personnages, cette production est normalement capable de capturer une identité stable, adaptable au rôle social qui lui est imposée pas le film. Ce personnage ayant une identité fixe et une appartenance sociale parfaitement identifiable est fondamental pour un certain cinéma politique qui doit proposer à son public la possibilité que l’individu atteigne une autre place sociale après la révolution, après la prise de pouvoir ou après la prise de conscience. Pour que le chemin soit libérateur, il faut que le point de départ et le point d’arrivée soient clairs et immobiles. La possibilité de libération que ce cinéma s’autorise exige donc une capture de ses subjectivités en lignes convergentes, où toute ambiguïté qui complexifie son rôle social soit éliminée, c’est-à- dire toute individuation et sa puissance pré-individuelle. Le film devrait, dans son structure, prévoir au devenir organisé et linéaire du monde. Pour ceci, tout un instrumental de nettoyage du réel est mit en pratique pour que le filme puisse se referé aux expériences particulières comme expériences de classe.
27 L’analyse de Bernardet dans Cineastas e Imagens do Povo est faite autour de quatre documentaires longs-métrages : Viramundo (Geraldo Sarno - 1965), Maioria Absoluta (Leon Hirzman - 1964/66), Subterrâneos de Futebol (Maurice Capovilla - 1965) et Passe Livre (Oswaldo Caldeira - 1974).
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« Afin que le système fonctionne, il est nécessaire de manière a l’ajuster à l’ordre conceptuel » (BERNARDET, 1985, p. 15), a écrit Bernardet.
Reprenons : l’individuation est le lieu où le devenir insiste, l’individu étant une phase du processus d’individuation qui n’est pas isolée du devenir qui opère entre la mémoire et l’avenir, entre le pré-individuel et l’individuation, entre le personnel et le collectif. Le devenir personnel implique nécessairement une métastabilité qui ne distingue pas l’individu du collectif. La relation fortement politique qui connecte le devenir personnel et le devenir collectif n’est possible que grâce à l’opération qui perçoit l’individu dans l’individuation. L’individu n’est donc pas membre d’un corps social, n’est pas l’unité du multiple. Le multiple peu être présent ou absent autant de l’individuel que du collectif et c’est cela qui permet à Simondon de dire que l’individu intégré au social « prolonge et perpétue le mouvement d’individuation qui lui a donné naissance, au lieu de résulter seulement de cette individuation » (SIMONDON, 2007, 176/177). Le social n’est donc ni extérieur aux individus ni ce qui se forme par leur somme ; le social est un dispositif qui inclut l’individu.
Quand nous parlons de domestication ou de fonctionnalisation d’une image, nous nous référons à la fois à la domestication du dispositif dans laquelle elle se trouve et dans l’interruption conséquente des processus d’individuation. La domestication d’une image – comme celle qui est faite par les sous-titres des vidéos Barrados do Big Brother28 – est aussi un moyen d’annuler un élément de transformation et de mouvement du dispositif. Du multiple à l’unité.
Il ne s’agit pas à proprement parlé de retirer une application politique de la pensée de Simondon, mais de penser le mode de relation entre l’individu et ce que le constitue et excède en une constante discontinuité entre les phases visibles et le devenir. L’action politique est un déphasage par rapport à soi-même L’individu ou le groupe devient politique quand il se sépare de lui-même. Mais cela signifierait alors assumer l’individuation comme étant elle-même politique ? Oui et non. L’individuation se dédouble en une face sociale d’accord et de survie, et en une face politique, de dissensus et de sortie hors de soi et du social. Mais
28 Voir chapitre 4
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c’est la capacité qu’ont l’individu et le groupe d’apporter à la circulation commune son excès pré-individuel et métastable que font de l’individuation un processus virtuellement politique. Pour Paolo Virno (VIRNO, 2004), la notion d’individuation de Simondon gagne encore une autre dimension politique car c’est avec elle qu’il devient possible de concevoir la multitude entre l’individu toujours partial et incomplet, mais faisant partie de la puissance de la multitude qui rétro-alimente l’individuation. Ce qui intéresse à la politique et à l’individuation est que l’une et l’autre dépendent de la création d’un champ de manutention des puissances pré- individuelles. Quand l’individu apparaît, diminuant la métastabilité, – ce qui est une tendance de l’être humain, selon Simondon – l’individu tend à devenir une « structure spéciale immobile » et sans évolution : c’est « l ́individu physique ». Cette perception approche la métastabilité de ce qui forge l’individu comme Zoé et non seulement comme Bios
La virtualisation est le premier pas vers la sortie du un pour l’entrée de la multiplicité, rendant sensibles les puissances de la vie non encore stabilisées. Par rapport aux constructions identitaires, la virtualisation détermine une crise dans la construction classique fondée sur la stabilité d’un je qui est le centre et qui détermine les périphéries. Le centre en crise libère le je pour de constantes réinventions provoquées par les rencontres avec l’autre, avec la puissance de réinventions du je avec l’autre. L’autre a toujours une puissance virtuelle, vu que nous n’accédons jamais à lui dans sa totalité ou « libre » de nous même. L’autre, dans son altérité, n’apparaît dans la rencontre que dans la possibilité d’évènement. La virtualité du je/autre est ce qui perturbe les relations de pouvoir, les énoncés pré-établis et les territoires démarqués. Dès le début de L’actuel et le virtuel, Deleuze et Parnet disent que « Il n’y a pas d'objet purement actuel. Tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images virtuelles (DELEUZE; PARNET, 1998, p. 179). Il est rare, toutefois, que le virtuel se donne à voir lors d'un évènement, que l’image capture ce chemin de l’actuel au virtuel; un évènement qui augmente à la fois la puissance de l’image tant esthétique que connective, elle provoque aussi une déstabilisation identitaire de l’individu et de l’objet. C’est- à-dire que l’image gagne la possibilité de s’actualiser de forme nouvelle, montant
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l’une de ses faces avec de nouvelles images – puissance connective – devenant capable de produire de nouveaux dicibles, visibles et sensibles – puissances esthétiques – en même temps qu’une fluctuation de l’identité, de l’image et de l’objet. Si l’on s’en tient à la logique fondatrice de l’Image-Temps (DELEUZE, 1985), nous reconnaissons certainement l’héritage de Simondon et de son effort à penser l’individu séparé et du hyélomorphisme et substantialisme.
La virtualisation implique donc un type d’utilisation non destructive des objets et qui n’exclut pas les être en tant que membres d’un champ dissensuel. Car c’est la notion de vistualisation qui nous aide aussi à comprendre l’apparition d’une nouvelle image sans que l’image antérieure ne disparaisse, une « consommation » qui ne distingue pas l’objet mais, qui, au contraire, se retourne vers lui et vers le nouveau. D’une image à l’autre il n’y a pas de substitution ni de somme, mais une virtualisation et une actualisation ; des processus simultanés qui matérialisent une image, une face de l’individuation des participants du dispositif, en même temps que la virtualisation fragilise celui qui est actuel. L’actuel est contingent et c’est en tant que contingence qu’un processus d’individuation gagne ses facettes politiques. Tout processus, donc, d’actualisation dans le dispositif vise à une lutte pour la reprise de la virtualisation, sans laquelle les forces deviennent excentriques au dispositif, tendant à ne plus être des forces qui participent d’un devenir dissensuel, collectif et démocratique, mais des entités organisatrices et éventuellement autoritaires et véridiques.
A la fin de ce deuxième chapitre, nous renvoyons à la perception de Guattari quant à la nécessité d’inclure les dispositifs techniques dans les processus d’individuation et au degré de complexité que cette nécessité prend à l’époque contemporaine avec la profusion des moyens de consommation et de production des images. Nous analysons un cas spécifique, une vidéo voyeuriste d’une célébrité brésilienne (Daniela Cicareli), incorporant l’autonomie de ces images qui circulent d’un mode a-centré et virotique – en l’occurrence, par Youtube: plus grande est la consommation, plus visibles et présentes seront les images. La tentative d’empêcher sa dissémination produit des effets contraires.
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La visibilité des images ne dépend pas d’une volonté d’exhibition centralisée, mais de la simple curiosité de les voir et des différentes formes possibles pour y accéder. Restreindre, censurer, interdire sont d’autres modes de diffusion. Sans médiation, sans auteur, sans centre diffuseur. Et devant l’anonymat des producteurs et des spectateurs des images, nous entrons dans un cercle généralisé de « désautorisation » et de « déresponsabilité ». L’existence des images devient un fait naturel, en dehors du domaine de l’éthique. Ces évènements remettent les images dans le pôle de l’automatisme, comme si leur invention et leur consommation ne passaient pas par des opérations subjectives et éthiques, d’ailleurs, il n’y a pas de médiation d’où pourrait advenir la question sur le droit et la pertinence des images. Elles semblent détachées des institutions, des sujets, des pouvoirs, des appareils de codage. Elles imposent un excès de présence, un manque de sens et une impossibilité de jugement. Les images existent. Point. Elles existent si elles sont vues ; elles disparaissent si elles ne le sont pas. Tous ceux qui font partie du dispositif agissent de la même façon. Le spectateur/utilisateur inclus. Je produis, je choisis, je divulgue, j’emmagasine, j’accède, je change, je commente mais je n’ai rien à voir avec tout cela. Chaque acteur du dispositif agit comme s’il n’en faisait pas partie, comme s’il n’avait aucun rôle dans le dispositif, comme si ces images-là ne faisaient pas non plus partie de nos processus d’individuation.
Le dernier mouvement de ce chapitre 2 est une analyse plus détaillée de quelques-uns des procédures de l’artiste et du documentariste de l’état de Minas Gerais, Carlos Magno (Image VII). Pour ce faire, nous nous sommes tenus aux opérations et aux écritures que Magno fait à partir de l’utilisation de la vidéo comme forme d’interaction avec la maison, avec les amis et avec le fils. Filmer l’intimité est donc une question d’écriture et non pas d’intimité. Magno, à partir de l’intime, déchire les images. Le premier mode par lequel cette image opère trace une ligne entre son apparition fondée sur une relation réalisateur/monde, relation qui est en soi un processus d’invention, de hasard et d’incertitude et une construction d’une écriture que se fait au moment de la capture de l’image et dans le montage ; l’écriture est traversée par les marques de l’expérience vécue
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dans le tournage. Dans des films comme Imprescindíveis (2003) ou Anticristo (2006) – il y a une double présence du réalisateur. Au moment du tournage, il y a une accumulation d’images du quotidien, de situations provoquées, de textes lus, de registres d’évènements et d’amis, de visite chez l’oculiste, de débats sur l’art, etc. Dans un premier tempo, Magno est présent, très près de la caméra. Dans un second temps, c’est dans le montage que s’opère cette écriture marquée par trois mouvements; 1- la rencontre de continuités dans le discontinu, 2 – la production de discontinuités dans le continu 3 – l’utilisation d’ « archives ». Nous avons essayé de faire une analyse en privilégiant les articulations qui apportent ce double aspect, des images souffertes, celles qui arrivent par l’insistance, le hasard, par la présence nue de l’artiste et qui mêle le travail et la vie, l’amour et les images avec un délicat et méticuleux travail d’écriture.
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Chapitre 3 L’image-expérience
Nous avançons dans le concept d’image-expérience. Une image qui sera politique, non parce qu’elle montre la politique ou parce qu’elle révèle l’injustice ou même une singularité, mais parce qu’elle apparait comme ce qui défait et refait, en un même geste, les places occupées par les individus, leurs discours, leurs pratiques et leurs possibilités sensibles. C’est à dire, parce qu’elle implique une reconfiguration de la place de chaque membre du dispositif. Une image- expérience existe parce que le dispositif est métastable et non donné, le lieu où les individus se trouvent dans un processus d’individuation et non pas exposant une identité. L’expérience, comme la politique, ne présuppose pas des individus avant elle, devenant le moyen et la fin, l’autorité du processus. Il ne s’agit pas d’une expérience à acquérir avec l’image, mais d’une expérience avec l’image.
L’image-expérience est essentiellement provisoire, ce qu’elle peut c’est laisser une marque de ce passage. Alors que l’opinion se répète à partir de l’existant, l’expérience troue l’opinion et ne se répète pas. Ceci veut-il dire que l’expérience, ce moment déconcertant de différence par rapport au moi, échappe? Non ; simplement elle ne peut pas être représentée sans être en même temps présentée, fissurée. Des mouvements qui coexistent, moi-fils, moi- père, ni l’un ni l’autre ou les deux à la fois. Moi-cinéaste, moi-personnage, moi- drogué, dans les limites de la conscience. Il n’y a pas dans ces gestes de représentation sans une nouvelle présentation qui doit encore être représentée, au moins comme tentative. Son caractère provisoire est dans la façon dont elle ouvre des possibilités de la pensée et du sensible, sans être encore la représentation de ceux-ci. Soyons plus précis, il ne s’agit pas d’une impossibilité de représentation. La représentation est empêchée par l’expérience parce qu’elle est la conséquence d’un dispositif qui empêche les dualités, qui empêche la conciliation entre deux termes – l’image et moi, moi et l’identité, l’autre et le film. En ce sens, l’image-expérience apparaît comme une résonnance entre des êtres
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et des parties d’un dispositif. C’est dans l’impossibilité d’une conciliation entre ces deux côtés, qui ne sont pas vraiment opposés, que l’image-expérience existe.
Dans l’image-expérience ce qui se donne à voir c’est une accumulation de forces, un choc entre des sujets et des pouvoirs, l’immatérialité de l’individuation. Dans l’image apparaît ce qui est pré-individuel, ce qui ne s’est pas encore matérialisé comme pouvoir ou comme individuation, ce qui est tension entre images et discours, dits et non-dits qui traversent les sujets et les pouvoirs, mais qui ne se stabilisent pas forcément en eux. Le sujet présent dans ces images n’est pas nécessairement touché par les signes qui les composent. Nous sommes dans un dispositif où certaines lignes constituantes de ces images se donnent à voir mais ne se stabilisent pas.
Ce chemin nous a amené au problème des films dans lesquels les réalisateurs sont dans l’image, mettant leur propre vie dans la tension que les images établissent avec les autres éléments. D’un côté ce sont des images qui apparaissent dans l’univers intime où il y a souvent un moi qui narre et qui est objet de ce qui est narre. Ces images tendent ainsi à se concentrer dans les voix et les gestes privés que le film rend publics. Le film serait ainsi un opérateur du passage du privé au public. D’un autre côté, nous comprenons ces images comme partie d’un dispositif dans lequel, avec la caméra, le réalisateur circule sur les bords d’une expérience, dans les possibilités d’événement à l’intérieur de ces dispositifs. Les événements, qui apparaissent avec l’écriture, apparaissent en déplaçant, justement, les notions de \public et de privé. Les images- expérience apparaissaient alors dans une première et faible acception qui concernait le déplacement que le réalisateur faisait en direction d’une situation inconnue. La caméra comme arme et bouclier, clé et carte, ouvrait les chemins et cherchait l’occasion d’une expérience assez performatique. Peut-être ici, aussi une image-expérience, cependant elle se fragilisait sans le spectateur et si l’on ne faisait pas attention à l’existence conflictuelle avec l’autre – tous les autres – de l’expérience.
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L’expérience se distanciait de la représentation, apportant un problème esthétique au centre du documentaire. Nous accompagnons Foucault dans sa perception de l’expérience qui se distancie de celle des phénoménologues dans la mesure où “l’expérience du phénoménologue est, au fond, une certaine façon de poser un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations” (FOUCAULT, 2001, p. 862). Autant Bataille que Foucault feront une démarcation par rapport à l’expérience qui consiste à dire que la façon dont ils entendent l’expérience n’est pas un chemin pour le savoir, n’est pas une stratégie de savoir, une forme d’accès à quelque chose qui existe comme à priori. L’expérience déborde, dit Bataille (BATAILLE, 2006, p. 20). Selon Foucault, encore sur l’expérience phénoménologique se limite à la tentative de signifier de manière réflexive l’expérience quotidienne. La différence que Foucault apporte par rapport à la notion d’expérience pour la phénoménologie est donc double. D’un côté elle ne comporte pas l’excès, de l’autre elle refait le sujet et son unité, n’opérant pas, ce qui est fondamental pour Michel Foucault, une sortie de soi qui ne se confond pas avec l’élimination de la zoé, comme elle est développée par Agamben (AGAMBEN, 2002). Pour penser l’expérience comme une tentative “de parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l’invivable. Ce qui est requis est le maximum d’íntensité et, en même temps, d’impossibilité» (FOUCAULT, 2001, p. 862). S’il y a une invitation possible du spectateur dans ce que nous appelons image-expérience, ce n’est pas de faire comme moi – réalisateur, expérimentateur, filmé – je fais, ce n’est pas de présenter un mouvement ou un geste exemplaire. Un mode de vie à suivre ou à nier. Il y a une image-expérience qui est avant tout une invitation au lieu indéterminé de l’expérience. Une invitation «à quelque chose dont on sort soi-même transformé» (FOUCAULT, 2001, p. 860). Ce qui ne veut pas dire que ce ne soit qu’une invitation méthodologique, une démonstration d’une manière possible d’être dans le monde, et dans le monde des images en particulier.
Deux préoccupations de Foucault quand il expose sa façon de penser son travail comme une expérience; que l’expérience puisse être partagée, qu’elle
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puisse être faite par d’autres. C'est-à-dire, l’expérience n’est pas seulement la vérité de celui qui la vit – de l’expérimentateur, de l’artiste – mais aussi du lecteur, du spectateur. Le pari de Foucault par rapport à l’expérience est grand; qu’elle soit un opérateur de déplacements subjectifs d’une part, et que ces déplacements soient opérateurs de modes d’être et de penser collectifs. Une exploration de soi, nous propose Foucault, dans laquelle l’écriture fait partie de l’effort pour que cette expérience soit partageable.
L’Excès et le Régime Esthétique
Considérer l’excès comme faisant partie de l’opération qui constitue l’image et la relation des spectateurs avec elle n’est pas quelque chose de nouveau, c’est une partie de ce que Rancière nomme une confusion dans le passage du Régime Représentatif au Régime Esthétique (RANCIERE, 2004). Selon Rancière, nous ne pouvons dire si quelque chose est représentable ou non qu’à l’intérieur d’un régime d’images qu’il appelle Représentatif. Dans ce régime, l’art et l’image ont une liaison intime avec l’histoire, avec les relations causales et les opérations d’image qui se constituent en moyens pour des fins spécifiques. Dans ce régime, en plus de l’image il faut une autre chose. Cette autre chose, au XVIIIème siècle par exemple, était l’histoire (RANCIERE, 2004). Car, dans le Régime Esthétique, l’histoire et les choses ne parlent pas sans faire partie d’une poétique et d’une esthétique. Il s’établit une distance par rapport à une certaine forme de mesure commune : celle qui exprimait le concept d’histoire dans le sens aristotélicien ou de la bonne représentation; comme l’organisation des actions, des causalités idéales, des enchaînements pour la nécessité ou la vraisemblance et de l’intelligibilité des actions humaines. Il y a deux siècles, dans le régime esthétique l’ordre hiérarchique qui subordonne l’image à l’intelligibilité et au texte est aboli. “La destruction d’un régime représentatif, ne définit pas une essence enfin trouvée de l’art tel qu’en lui-même. Elle définit un régime esthétique des arts qui est une autre articulation entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes d’intelligibilité » (RANCIERE, 2003, p. 88). Pour Rancière “ l’irreprésentable” n’est pas une catégorie applicable à un événement,
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mais une façon de penser l’image dans un régime assez spécifique qui est le Régime Représentatif de l’image. Nous travaillons dans la thèse avec cette distinction entre les deux régimes pour pouvoir, dans le régime esthétique, développer la notion d’une image-expérience en tension avec la représentation.
C’est à l’intérieur de cette modulation, proprement esthétique, que des vitesses variables entre les lignes des dispositifs qui connectent et distancient des acteurs hétérogènes, nous permettent de percevoir la représentation et son échec, son effondrement. C’est justement cette variation qui incorpore le processus et le hasard, qui permet des accès construits et mesurables à l’image, ainsi que des inventions démesurées, empêchant l’intelligibilité même des actions humaines puisque la communauté entre nous et les signes29 est fragmentée et brouillée. Comme l’a écrit Deleuze, non sans ironie, dans Différence et Répétition apportant avec précision aussi bien l’immanence que l’excès du réel :
Il est bien vrai que Dieu fait le monde en calculant, mais ses calculs ne tombent jamais juste, et c’est cette injustice dans le résultat, cette irréductible inégalité qui forme la condition du monde. Le monde “se fait” pendant que Dieu calcule; il n’y aurait pas de monde si le calcul était juste. Le monde est toujours assimilable à un “reste”, et le réel dans le monde ne peut être pensé qu’en terme de nombres fractionnaires ou même incommensurables (DELEUZE, 2005 p. 387).
L’excès de l’image-expérience est dans la façon dont elle est en relation avec le chaos, comment elle ne le laisse pas échapper, comment elle l’apporte avec elle comme l’aliment le plus précieux, comme une source de rénovation et de mouvement. Mais ce n’est pas le chaos qu’on cherche, évidemment. Deleuze et Guattari nous aident en précisant « qu’une œuvre de chaos n'est certes pas meilleure qu'une œuvre d'opinion, l'art n'est pas plus fait de chaos que d'opinion; mais, s'il se bat contre le chaos, c'est pour lui emprunter ses armes qu'il retourne contre l'opinion, pour mieux la vaincre avec des armes éprouvées » (DELEUZE ;
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GUATTARI, 1997, p. 192). L’opinion, pour les auteurs, peut être comprise comme le cliché ou le consensus de Rancière. Cependant, l’excès garde une connexion intime avec l’opinion dans le sens où tous les deux se passent du spectateur, se passent de l’autre. Il y a de l’harmonie aussi bien dans les images consensuelles, dans lesquelles toutes se relient à toutes, que dans la dissension absolue, dans l’esthétique des images dans lesquelles rien ne se connecte à rien. Nous continuons avec Rancière et la notion de phrase-image. Il s’agit justement d’un lieu entre le chaos et l’opinion, entre le consensus et la schizophrénie, que cherche Rancière. Le problème de Rancière quand il élabore la notion de phrase-image est de concevoir ce qui connecte la grande parataxe, c’est à dire l’isolement des parties. Nous pouvons dire que le monde des images aujourd’hui est parataxique, images et paroles lâchées, sans connexion explicite entre elles, restant au capitalisme à construire une syntaxe, une ligne de coordination et subordination des images les unes aux autres, une ligne narrative entre ce qui apparaît isolé et autonome. Cependant, la parataxe, c’est à dire l’isolement non coordonné des images, la déconnexion “nécessaire” entre elles, est une écriture valorisée par Rancière. Il y a une puissance dans cette écriture, puisque c’est l’isolement des images et des paroles qui leur permet de multiples connexions – la force de la parataxe est de maintenir la virtualité des objets isolés. Au même moment qu’une connexion est faite et qu’un continu se constitue, cette mémoire parataxique maintient ouverte une infinité de connexions. La place du spectateur se trouve entre le sens que le film produit dans la création d’un continu et les sens qui s’ouvrent dans cette même création de continu – puisque d’autres n’ont pas été créés.
Dans le consensus tout se connecte sans grincement. Les liaisons sont idéales et transparentes, organisées par la causalité idéale entre les actions, l’enchaînement pour la nécessité ou la vraisemblance et la parfaite intelligibilité des actions humaines. La nécessité des enchaînements élimine les images elles-mêmes en faveur de la syntaxe. D’autre part, le contraire du consensus est l’isolement absolu; ce que Rancière dit être la schizophrénie. Dans cet isolement des images aucun commun ne prend forme, aucun point de connexion ne se
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donne à voir. Un tel isolement se traduit dans les films en ce que “chaque spectateur peut penser ce qu’il veut”. Que c’est triste! Pour penser ce que je veux je ne sors pas de chez moi, je ne me confronte pas avec le différent, je n’entre pas en tension avec l’autre ou avec l’oeuvre.
La notion de phrase-image surgit plutôt dans le lieu intermédiaire entre deux puissances politiques propres au Régime Esthétique. La première est celle dans laquelle l’esthétique devient une façon d’inventer par l’art de nouvelles formes de vie. En faisant ce geste et en créant une narration et une syntaxe, l’art se supprime comme art. Il s’agit dans ce premier cas d’un art qui donne à voir une action possible qui se situe “après la révélation esthétique” (RANCIÈRE, 2004, p. 66). La seconde est celle dans laquelle la forme résiste et ne se laisse pas capturer par une syntaxe. L’art se sépare ainsi de la vie pour se maintenir comme garantie d’une expérience possible et se pose comme une critique des formes, des objets et des marchandises qui rendent indiscernables les frontières entre la vie et l’art. Dans le premier cas l’art est une révélation d’un monde possible, dans le second une réserve mystérieuse du monde. L’effort de Rancière est de sortir d’une opposition qui met l’esthétique et la politique dans deux camps opposés. Ou comme art engagé, révélateur et consensuel, ou comme forme pure qui se fait politique: en restant à distance de la politique, des luttes réelles, se préservant intouchable. L’image-expérience a un lieu de tension entre ces deux forces, entre l’art et la politique, qui apparaît dans l’impureté d’un dispositif et dans l’impossibilité téléologique qui lui est associée. Une opération de montage dans lequel il y a suspension de tel ou tel pouvoir, une suspension par le montage, une instabilité par la rencontre. La possibilité qu’un montage opère dans une ligne indiscernable entre la construction de sens et “l’espace de constitution de résonnances infinies ” (RANCIÈRE, 2001 p. 212). L’expérience deviendra ainsi la forme la plus appropriée pour concevoir deux opérations que nous privilégions, la sortie de soi, un processus désindividuant, et la production d’une image qui est part du dispositif, collective et hétérogène.
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Ce qui est perturbateur dans les documentaires qui donnent voix à l’autre c’est le mouvement qui les pousse à privilégier l’autre au détriment du moi. Mais, en privilégiant l’autre ils nient la rencontre et l’événement. Une image-expérience constitue un trou dans le savoir du moi et de l’autre, elle est traversée par l’ignorance, par le non-savoir sur l’effet de la rencontre. Une dichotomie qui ne nous aide pas beaucoup à définir le rôle intermédiaire de l’image-expérience et, au contraire, ne cesse d’opérer une division entre deux camps, deux savoirs. Expérimenter c’est le contraire de s’observer, de chercher une identité, une phase de son être, mais aussi, expérimenter n’est pas un abandon absolu, ni de l’individu présent dans l’image, ce n’est pas non plus une stratégie pour l’apparition dans l’image. L’image-expérience n’implique pas une auto- observation car ce lieu de dehors – qui s’observe – implique une concentration dans l’individu individualisé et non dans le processus qui a permis que cet individu surgisse. C’est à dire, s’observer renverse temporellement le geste que l’expérience demande.
Dans le développement du concept d’image-expérience nous nous rapprochons de trois travaux assez différents entre eux, chacun d’eux nous apportant différentes places pour les réalisateurs, différentes formes d’expérimentation du monde et de passage de l’expérience personnelle vers la production d’une image partageable, personnelle et collective. Avec son film- installation Aka Ana (Rouge Trou) que la Cinémathèque Française a présenté dans l’exposition L'image d'aprés en 2007. Antoine D’Agata fait une espèce de journal de voyage sur l’univers de la prostitution à Tókio, inspiré du cinéaste japonais, Nagisa Oshima (Image III). Cette relation avec les prostituées est dans les images, non pas comme un document de cette relation intime avec le monde, mais comme matérialité même: dans les sons, les susurrements, la proximité pornographique, les visages de plaisir et de douleur. Une démarche qui forme une image esthétiquement affectée par l’expérience. Une démarche qui distancie le film du réalisme descriptif dans l’image et dans le texte d’un côté, et de l’autre, de l’esthétique qui cherche "l’image parfaite", unique, idéale et irremplaçable. Une image-expérience est une image de passage, entres individus et entre
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savoirs, fréquemment un reste. “Mon nom est Iku (aller), mais vous m’appelez Sumi”, dit une des filles.
Les images et les sons de Aka Ana n’ont pas pour destinataire le réalisateur, pas plus le spectateur. Des corps nus dans le plaisir et la souffrance, s’exhibant pour un public anonyme ou dans des restes de rêve, apparaissent comme des sons orgasmiques pré-individuels. Comme un son sans propriétaire qui surgit dans le sexe. “Mon nom est Iku, mais vous m’appelez Kei”. Ce travail de D'Agata explicite encore la façon dont cette expérience du photographe ne se réduit pas au vécu que celui-ci a eu pendant qu’il faisait le film. Mais d’un processus d’écriture traversé par la temporalité du filmage mais qui ne se tarit pas là. Ce passage s’opère dans la façon dont le photographe constitue une séquence avec ses travaux et ses photos. «Dans un désordre constitué, reconstruction maniaque d'expériences désordonnées, les images, comme les mots, flottent quand elles sont isolées et ne peuvent se repondre, s'entrechoquer, se contredire [...] Bout à bout, les images reconstruisent un puzzle aléatoire qui repousse les limites de l'explicite et figure sans la figer ou la simplifier, une expérience» (D’AGATA, 2007, 13). La préoccupation de d’Agata est spécialement importante dans la mesure où il pointe le doigt simultanément sur l’expérience qui passe par son corps, par sa mobilité avec l’altérité, et sur une relation avec l’image qui maintient l’expérience vivante, qui ne la congèle pas, qui la maintient en résonance. “Aucune création n’existe sans expérience” (DELEUZE ; GUATTARI, 1991, p. 121). Mais la création pour se maintenir comme telle et non comme objet créé implique justement cette écriture qui passe par le montage, qui passe par le maintien de la tension de l’expérience que la visibilité de l’image tend à immobiliser.
Nous avons fait aussi le rapprochement de deux films séparés dans le temps, Les glaneurs et la glaneuse (2000) (Image IV, V), de Agnès Varda et Lost, Lost, Lost (1976), (Image VI) de Jonas Mekas. Varda fait comme un aveugle qui avec une hypersensibilité du toucher est capable de percevoir les filigranes de la matière et même jusqu’à la chaleur d’une couleur. Filmant sa propre main la cinéaste touche l’espace comme si par le fait d’être filmé il
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gagnait une autre consistance, une autre température. C’est avec le toucher qu’elle va chercher la différence de ce qui change dans l’espace filmé. Et c’est avant tout la main qu’elle va filmer, la main qui se confond avec la camera, la main qui servira pour l’amour et pour la guerre, extrémité, réceptacle et bâton. (FOCILLON, 1943/1981) Planche à calcul et calendrier. Dans la main se concentrent les principaux et les plus fréquents gestes inutiles30.
Plutôt que de se mettre entre l’image et la machine il vaudrait mieux dire; ce geste apporte l’image et la machine à l’intérieur d’un dispositif où l’expérience extrapole l’image et la machine et dans lequel tous les deux se mettent à faire partie de cette trame hétérogène dont des individus font partie et dans laquelle une pluralité de forces entrent en relation avec ces individus, constituant ainsi un processus d’individuation. Si, traditionnellement, dans le cinema a été en jeu la présence ou l’absence d’apparat, la transparence ou l’opacité, le spectacle ou son interruption, ces doubles se perdent en un nouveau naufrage des catégories qui opèrent par exclusion et séparation. Machine et image ne sont pas des pôles de l’expérience, mais des parties du dispositif d’où elle peut apparaître. Le réalisateur n’est plus seulement derrière ou devant la scène, mais participant du même mouvement oú l’image est toujours une médiation, un espace artificiel, un “entre” éléments. Dans cette opération il n’y a pas d’inscription préalable de ce qui est possible comme automatisme ou comme subjectivisme et eux mêmes ne se déconnectent pas l’un de l’autre. Il y a dans ce mouvement une fondamentale renversement temporelle. Si c’est à partir de l’image finie que nous construisons un système de compréhension de son apparition nous ne pouvons pas échapper à une réaction téléologique dans laquelle l’image est la fin d’une opération qui engage des techniciens et des individus – des automatismes et des subjectivités. Toutefois il est possible que la perception des images ne soit pas faite à partir de l’image constituée mais de son devenir, de l’expérience qui la fait surgir. De
30 Commentant l’oeuvre de Francis Bacon Deleuze écrit que la main est “comme si la main prenait une indépendance, et passait au service d’autres forces, traçant des marques qui ne dépendent plus de notre volonté ni de notre vu”. [...].” Il ne suffit certes pas de dire que l’oeil juge et que les mains opèrent. Le rapport de la main et de l’oeil est infiniment plus riche, et passe par des tensions dynamiques, des renversements logiques, des échanges et variances organiques” Deleuze, 2002, p. 145)
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l’expérience qui ne se résume pas à des dispositifs techniques ni à des gestes individuels. La perception de l’image comme partie d’un dispositif dans lequel circulent des objets techniques et des individus nous permet d’appréhender l’image comme un être en mouvement, comme une partie d’un processus d’individuation qui, comme l’individu, ne se trouve pas fini dans l’image.
Aussi bien Varda que Mekas explicitent la façon dont le documentaire est composé par de multiples acteurs et comment ceux-ci sont constamment en tension, même quand ils sont seuls avec la caméra, apparaissant et disparaissant des processus d’énonciation. Pour en revenir à la politique, nous pouvons dire que, liée à l’expérience, elle fait partie d’un régime de signification qui ne privilégie pas la volonté de signifier, mais la scène dans laquelle cette signification peut apparaître. Comme nous le voyons, la notion d’image- expérience cesse connectée aux seuls mouvements du réalisateur en direction d’une expérience pour devenir une opération d’image en soi.
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Chapitre 4 Connexionisme, capitalisme et biopolitique
Dans ce chapitre, nous avons porté notre effort sur la compréhension des limites de l’éloge de l’expérience et des pouvoirs connexionistes du documentaire. Nous nous sommes rapprochés d’auteurs comme Félix Guattari, André Gorz, Luc Boltanski et Ève Chiapello pour comprendre ce nouvel esprit du capitalisme (BOLTANSKI; CHIAPELLO, 1999) et les façons dont se reconfigurent les captures et l’intérêt pour les vies ordinaires, pour les expériences urbaines et marginalisées, pour les forces anti-disciplinaires des êtres.
Lorsqu’on analyse la pédagogie du marketing, c’est à dire, les textes qui s’adressent aux professionnels se trouvant au sommet de la pyramide du capitalisme, on s’aperçoit qu’ils identifient l’incorporation de diverses formes de libération individuelle et d’authenticité, hautement valorisées par le discours autour de mai 68, comme valeur de ce nouvel ensemble de croyances qui justifient et légitiment le capitalisme, sans toutefois remettre en jeu l’accumulation et le gain. Cette littérature administrative présente deux faces, toutes deux normatives, l’une concernant le gain et l’autre la légitimation. Cette face légitimatrice met en relief, entre autres choses, ce que le travail intimement lié au capitalisme peut avoir d’intéressant, d’excitant, d’innovateur, de méritoire” (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 95) et doit aussi prendre en considération non seulement les aspirations de l’entreprise et du professionnel mais les formes selon lesquelles la première face, celle du gain, peut se connecter à un bien commun.
Ce que les auteurs appellent une critique artistique du capitalisme met en question la massification des sens par la marchandisation de tout – y compris du désir et de la pensée -, en critiquant la domination faite par le travail et l’assujettissement qu’il impose au temps et à l’espace des hommes, qui les
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empêche d’atteindre une expérience authentique avec soi-même et avec l’autre; en opposition à cela, on place la liberté de l’artiste. L’artiste est un modèle et en même temps sa liberté est une marchandise de grande valeur dans le capitalisme connexioniste. Le chef devient le médiateur et l’animateur d’une équipe de compétences qui s’organisent par projets et qui s’auto-contrôlent avec une grande liberté, produisant “des connexions actives propres à faire naître la forme” (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 157). La proximité avec le dispositif n’est pas une coïncidence, Boltanski et Chiapello connectent la notion de réseau au concept deleuzien de plan d’immanence; un plan dans lequel les rencontres ne se font pas par des relations mesurables mais par variation de vitesses et de rythmes entre des particules non formées, en individuation pourrions-nous dire. Travailler en réseau, conseillent les spécialistes en gestion, revient à rendre le poste de chef mobile. Le contrôle n’est plus fait par le chef ou par une entité qui centralise les décisions, mais par la réalité même, le marché. Le bon gestionnaire, selon cette littérature, doit avoir la capacité de bien articuler le sensible et la raison.
Boltanski et Chiapello résument ce nouvel opérateur du capitalisme et font la liaison avec la critique artistique.
Ainsi, les qualités qui, dans ce nouvel esprit, sont des gages de réussite – l'autonomie, la spontanéité, la mobilité, la capacité rhizomatique, la pluricompétence, la convivialité, l'ouverture aux autres et aux nouveautés, la disponibilité, la créativité, l'intuition visionnaire, la sensibilité aux différences, l'écoute par rapport au vécu et l'accueil des expériences multiples, l'attrait pour l'informel et la recherche de contacts interpersonnels – sont directement empruntées au répertoire de Mai 68. Mais ces thèmes, associés dans les textes du mouvement de mai à une critique radicale du capitalisme (notamment à la critique de l'exploitation) et à l'annonce de sa fin imminente, se trouvent dans la littérature du néomanagement, en quelque sorte autonomisés, constitués en objectifs valant pour eux-mêmes et mis au service des forces dont ils entendaient hâter la destruction» (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 150).
Comme les auteurs le disent clairement, ce n’est pas dans l’aliénation et dans l’isolement que le bon management se construit. Au contraire, le
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capitalisme devient mécanisme de relations humaines (BOLTANSKI; CHIAPELLO, 1999) dans lequel l’intuition et la créativité ne peuvent être laissées de côté. Les sociologues retrouvent Guattari quand ils disent que le nouveau management fait de plus en plus appel au "savoir être" qu’au "savoir faire" (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999 p. 151). Un savoir être avec l’autre, qui inclut flexibilité et adaptabilité. Ayant l’artiste comme modèle, l’homme du capitalisme connexioniste a un esprit ouvert et curieux, il est médiateur, charismatique, disponible et à l’écoute. Connecteur qui ne garde pas pour lui la connaissance et les contacts. Il doit toujours être attentif à rompre les "zones dans lesquelles les médiations sont rares ou inexistantes" (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 175) en se concentrant sur les êtres humains et sur leurs puissances créatives et singulières qui affluent dans la liberté et non pas dans la discipline, dans l’autoritarisme ou dans les institutions.
Le capitalisme occupe ainsi le tourisme, la culture, les services, les loisirs, etc (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 534). Toutes les formes doivent passer par l’authenticité d’une présence humaine. La valeur en vient ainsi à être associée aux biens qui ne sont pas immédiatement des marchandises. Plus ils sont exclus du marché, plus ils ont de valeur, plus il y a de mépris pour le capital, plus grande est la possibilité d’inventer une nouvelle marchandise – humains, goûts, rythmes, manières d’être et de faire. Le désir du consommateur et les modèles existants sont obsolètes pour ce créateur et pour ces nouveaux produits, la valeur repose alors sur l’intuition et la spontanéité naturelle du créateur. Le créateur dans ce nouveau capitalisme est celui qui arrive à conjuguer la facilité et l’habileté à circuler dans des milieux excentriques et l’intuition pour dévier le singulier et le différent vers la sphère de la consommation, c’est à dire pour le contrôle de la circulation, contrôle qui ne se traduit pas par des produits de masse mais par des marchandises authentiques, modulables31. Cette authenticité, cependant, gagne des contours singuliers avec
31 « Qu’est-ce qui rend la postmodernité si différente de la modernité? Il y a une réponse à la fois simple et complexe à cela, à savoir le fait que la postmodernité correspond à une nouvelle époque du capitalisme qui repose sur la transformation en marchandise du temps, de la culture et de
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la critique associée à mai 68. L’authenticité antérieure - Ecole de Frankfurt – est dénoncée parce qu’elle se présente comme une recherche de l’original, par opposition au simulacre, comme un néo-platonisme.
Dans un monde connexioniste, la fidélité à soi apparaît en effet comme rigidité; la résistance aux autres, comme refus de se connecter; la vérité définie par l’identité d’une représentation à un original, comme méconnaissance da la variabilité infinie des êtres qui circulent dans le réseau et se modifie à chaque fois qu’ils rentrent en relation avec des êtres différents, en sorte qu’aucun de leurs avatars ne peut être pris comme point d’origine auquel d’autres manifestations seraient confrontées” (BOLTANSKI ; CHIAPELLO, 1999, p. 547)
Ce passage de Boltanski et Chiapello montre clairement le double jeu du capitalisme par rapport à l’authenticité; d’un côté, faisant du singulier une marchandise, de l’autre, travaillant sur la notion de réseau pour défaire l’idée d’un original. Dans le monde du simulacre il n’y a pas d’original, par conséquent la demande d’authenticité se vide.
Une bonne part du documentaire a toujours trouvé sa force dans la façon dont il montrait le singulier, l’autre, comment il documentait les formes de vie et les esthétiques marginalisées, et actuellement l’éloge connexioniste domine la critique. Cependant, le documentaire serait-il affecté par le capitalisme contemporain qui porte à ses limites la singularisation des désirs et des formes de vie, en s’abstenant de discipliner les corps et les esprits pour agir dans les possibles captures de la vie et des façons d’être? Le problème qui devient explicite dans le documentaire contemporain, c’est la façon dont il peut se différencier ou coïncider avec l’éloge de la singularité, les modes de vie liés au capitalisme contemporain et les modes d’expérience du monde. Le capitalisme est producteur de subjectivités et il est produit par la diversité de celles-ci. Dilater
l’expérience, tandis que la modernité était liée à une phase antérieure reposant sur la marchandisation de la terre et des ressources naturelles, l’extension du salariat, la production industrielle de biens matériels et la fourniture de services de base” (Rifkin, 2005 p. 243)
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l’expérience du sensible n’est pas une exclusivité de l’art ou du documentaire, c’est la matière première et le défi même du capital.
Ce problème que nous soulevons est directement lié à la façon dont les pouvoirs s’intéressent à la vie et comment celle-ci est une forme de résistance à ces pouvoirs. C’est dans cette perspective que nous reprenons la notion de biopolitique chez Foucault pour, à partir d’elle, arriver au paradoxe contemporain avec des exemples qui se distancient du champ du documentaire, que j’ai privilégié ici, mais qui nous permettent de visualiser d’indissociables mouvements de liberté et de capture qui traversent diverses productions audiovisuelles contemporaines. Résister à un milieu disciplinaire, c’était s’opposer aux institutions qui incarnaient la discipline ou singulariser ce qui était normalisé par l’institution. En période post-disciplinaire ces limites ne sont plus explicites.
Foucault identifie un passage des façons d’opérer du pouvoir par rapport à la vie des individus. Si jusqu’au XVIIème siècle le pouvoir s’exerçait par la main du souverain qui possédait le droit de vie ou de mort sur l’individu, après cela c’est sur la vie et les façons dont les vies s’organisent dans le monde que le pouvoir investit. Il se constitue ainsi un biopouvoir qui “fait vivre et laisse mourir” (FOUCAULT, 1977). Ce passage entre deux mondes met la vie et le corps dans un autre lieu subjectif. Il ne s’agit plus de disposer ou non de la vie des individus mais de la rendre plus puissante et productive. Le pouvoir devient ainsi un gestionnaire calculateur de la vie. N’investissant plus négativement contre la vie mais la positivant. Si le pouvoir jusqu’au XVIIème siècle pouvait retirer la vie, il aurait pu avant cela soustraire les richesses, la parole, le temps. Alors qu’une gestion positive de la vie, qui allait prédominer à partir du XVIIIème siècle, impliquait des façons de majorer les forces, aussi bien individuelles que collectives. Il ne s’agit donc pas d’un pouvoir complémentaire, extérieur aux forces vitales, mais d’un pouvoir qui s’occupera de la gestion de ces forces. Une conception positive du pouvoir – différente du pouvoir comme restriction, confiscation et frontière. Le pouvoir contrôle et influe sur les mouvements de
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cette population qui ne constitue plus un autre pouvoir mais un public32. Pouvoir qui aura deux faces qui coexisteront – jusqu’à présent: la discipline et la biopolitique. La discipline comme un biopouvoir organique – fonctionnant comme organisme - et la biopolitique comme un biopouvoir a-biologique - un investissement sur le temps et les virtualités subjectives et affectives (PELBART, 2003).
Notre effort dans ce chapitre a porté sur ce passage historico-conceptuel de la notion de discipline, et de la résistance qui y est liée, à la reprise de la biopolitique contemporaine, en passant de Foucault à Antonio Negri, Michael Hardt et Maurizio Lazzarato.
Les productions subjectives comme partie du pouvoir, les gestes singuliers, la force et la puissance connexioniste des processus d’individuation, un véritable travail sur soi, ne peuvent être compris comme une pratique pleinement libertaire, comme Foucault l’indiquait déjà. S’il en était ainsi nous encourrions le risque d’imaginer une nature humaine qui soit restituée par ces pratiques, d’un côté et, d’un autre côté, qu’elles se feraient en marge du pouvoir. C’est dans cet esprit que Foucault propose une différenciation importante entre pratiques libertaires et processus de libération: les pratiques libertaires peuvent faire partie des dispositifs, elles peuvent être des forces de modulation à l’intérieur des dispositifs, alors qu’un processus libertaire ne pourra fonctionner que sous une clé hegelienne de perception de l’histoire et du pouvoir dans laquelle la résistance gagne des nuances dialectiques.
La résistance atteint une dimension qui accompagne le biopouvoir lui- même, c’est à dire qu’elle devient productive, interliée avec le pouvoir. Le pouvoir s’occupe de la vie et la vie est, en soi, pouvoir, comme l’a écrit Negri en diverses occasions. Eh bien c’est dans cette perception de la biopolitique que nous nous plaçons. La vie est ce qui est visé par le pouvoir et c’est aussi ce qui résiste. Car ces deux formes se différencient ainsi en, un pouvoir sur la vie – un
32 Si la régulation de la « population » nous conduit à délaisser le couple disciplinaire « individu- masse », le concept de public, lui, nous amène définitivement sur un autre registre. « Les individus sont devenus des « dividuels » et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques » (Deleuze, 1990, p. 244).
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biopouvoir – et un pouvoir de la vie – une biopolitique. Il n’est bien sûr pas toujours possible de définir ce qui est de l’un ou de l’autre, c’est justement dans l’ambiguïté entre les deux que s’installe le capitalisme contemporain. La biopolitique est ainsi une production de subjectivité qui résiste et stimule le pouvoir et le capital. Pour Negri et Hardt, la biopolitique est la base du monde contemporain, aussi bien du pouvoir post-disciplinaire que de la résistance à ce pouvoir. Elle est précisément ce contexte contradictoire dans lequel le biopouvoir globalisé embrasse tout le tissu social et dans ce même mouvement il se voit empêché de contrôler la pluralité et la singularité de ce milieu; double généralisation, du pouvoir et de la résistance.
En contraste avec le modèle transcendantal, qui postule un sujet souverain unitaire au dessus de la société, l’organisation sociale biopolitique commence à se révéler absolument immanente, avec tous les éléments interagissant dans le même plan. Dans ce modèle immanent, en d’autres termes, au lieu d’une autorité externe imposant l’ordre d’en haut à la société, les divers éléments présents dans la société sont capables d’organiser eux- mêmes la société de manière collaboratrice (Negri et Hardt, 2004, p. 422)
André Gorz est cité par Deleuze et Guattari, encore dans les années 70, dans Mille Plateaux (1980), justement autour de cette idée. “Le capitalisme mondial n’a plus comme élément de travail qu’un individu moléculaire, ou molécularisé, c'est-à-dire, ‘de masse’” (GORZ apud. DELEUZE, 1980, p. 263). Cette petite citation apporte une préoccupation centrale de l’auteur et qui nous paraît perturber de manière définitive la connexion entre micropolitique et résistance, comme nous l’avons déjà vu. De même ici, nous voyons signalé l’insuffisance d’un éloge du privé, du singulier et de l’authentique comme forme de résistance, ce que nous annoncions déjà quand nous avons apporté la notion de dispositif. La résistance devient force ontologique du biopouvoir, activité constituante de l’être et partie des processus même d’individuation. Dans cette relation non-dichotomique entre le pouvoir et la résistance se trouvent ces processus d’individuation qui opèrent en micro-affrontements, sans
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commencement ni fin, nécessairement collectifs; un processus biopolitique “entrepreneur de subjectivité et entrepreneur d’égalité” (NEGRI, 2001, p. 36).
A la différence de l’ère disciplinaire, les productions subjectives ne sont pas des restes mais l’essence de ce qui nourrit le capitalisme contemporain et sur laquelle repose tout son effort de capture. Car, pour Negri et Hardt, “aucune subjectivité n’est au dehors [...] nous tous existons entièrement dans le domaine du social et du politique” (NEGRI ; HARDT, 2000, p. 375). Espace d’opération de l’économique et du subjectif, l’Empire est, pour les auteurs, un “tissu” rhizomatique et sans mesure, proprement biopolitique en ceci que “les relations entre les modes d’être et les segments de pouvoir sont toujours construites à nouveau et varient infiniment” (NEGRI; HARDT, 2000, p. 377). L’héritage deleuzien est explicite et revendiqué par les auteurs. C’est dans un monde qui est devenu un espace lisse, distant de l’action policière des Etats, tout au moins par rapport à diverses facettes de la vie humaine, qu’il est possible de penser cette existence d’une puissance proprement biopolitique de la multitude.
En contraste avec la notion de multitude, Jacques Rancière travaille avec la notion de peuple et critique l’idée de multitude, disant que la multitude dépend d’un sujet communiste. Pour Rancière, il y a dans la notion de multitude une phobie par rapport au conflit. Selon lui, pour les théoriciens de la Multitude le sujet est communiste (RANCIÈRE, 2002) et le conflit n’est pas nécessaire en raison d’une parfaite identification entre l’excès que constitue l’être et le devenir de la communauté. Cette critique de Rancière est plus explicite quand nous reprenons le caractère dissensuel de la politique au chapitre 5 et à la conclusion..
J’apporte encore dans ce chapitre la notion de dispositif pour Agamben. Dans de récents travaux, le philosophe italien a lui aussi repris des notions de Foucault comme le dispositif et la biopolitique pour penser le monde contemporain. Cependant la notion d’Agamben diffère sur certains points de ce que nous avons avancé jusqu’à présent et pour cette raison il nous semble important de nous étendre sur la perception qu’il a du pouvoir et de la relation de celui-ci avec les individus.
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Premièrement, dans “Qu’est ce qu’un dispositif?” Agamben explicite une division qui nous parait peu féconde pour indiquer le mode d’opérer du pouvoir contemporain. “Je propose tout simplement une partition générale et massive de l'être en deux grands ensembles ou classe: d'une part les êtres vivants (ou les substances), de l'autre les dispositifs à l'intérieur desquels ils ne cessent d'être saisis” (AGAMBEN, 2007, p. 30). Après avoir fait cette séparation entre les êtres vivants et les dispositifs – techniques et machines de pouvoir -, Agamben fait un rapprochement entre les dispositifs de pouvoir disciplinaires et les dispositifs techniques. Je me permet une longue citation car je trouve qu’elle explicite un certain essentialisme dans la façon dont Agamben voit la technique, de même qu’elle explicite comment il n’arrive pas à se séparer d’une opération dichotomique entre pouvoir et libération:
j’appelle dispositif tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler, et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants pas seulement les prisons donc, les asiles, la panoptique, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l'articulation avec le pouvoir est un sens évident, mais aussi le stylo, l'écriture, la littérature, la philosophie, l'agriculture, la cigarette, la navigation, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, le plus ancien dispositif (AGAMBEN, 2007, p. 31).
Ce qu’Agamben est en train de construire est une notion de pouvoir qui se place comme une instance extérieure et désintéressée dans la liberté et la créativité des individus. Il est clair que cet univers de pouvoir – qui modèle et capture – n’est pas absent, cependant cette anticipation des gestes et des pensées ne nous semble pas rendre compte de la façon d’opérer du capitalisme connexioniste et rhizomatique. Un dispositif aujourd’hui n’est pas ce qui bloque seulement les relations de pouvoir et agit par domination “produisant des sujets” (AGAMBEN, 2007, p. 27). Au contraire, le capitalisme est à la recherche de ce qu’il y a de plus humain, les émotions et les affects, la créativité et les gestes excessifs.
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Entre ces deux classes d’êtres, les vivants et les dispositifs, apparaît pour Agamben, une troisième, les sujets. Premièrement il nous paraît excessif de placer dans un même concept les dispositifs disciplinaires et techniques. Un stylo et un panoptique ne sont pas des modes similaires d’instrumentalisation des gestes et des pensées des individus, même si le langage peut se concrétiser en un dispositif de pouvoir. Si un dispositif disciplinaire constitue un moyen de modeler les individus, le contrôle existe justement à cause de l’intérêt et de l’incapacité de modeler. Il est certain que, dans une société de contrôle, la discipline n’est pas du passé, mais nous ne pouvons pas cependant retirer l’accent mis sur le contrôle qui indique la façon d’opérer visée et priorisée par le pouvoir contemporain.
En second lieu, toute la pensée de Foucault a pris une direction qui s’éloignait de la notion de sujet. Cette notion, pour Foucault, suggère toujours que le pouvoir subjugue et assujettit (FOUCAULT, 2001 p. 1046). Le pouvoir produit des individus en imposant une “loi de vérité” (Foucault, 2001 p. 1046), mais justement, ce qui distancie la discipline de la gouvernabilité c’est que la relation de “pouvoir et l'insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées” (FOUCAULT, 2001 p. 1057). Mais ce n’est pas seulement dans les années 80 que Foucault explicite cette impossibilité de penser le pouvoir en termes d’opposition. Dans son cours de 76 au Collège de France il dit: “Le pouvoir s'exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individués circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d'exercer ce pouvoir. Ils ne sont jamais la cible inerte et consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais" (FOUCAULT, 1997, p. 26). Mais, pour Agamben, le dispositif est une machine qui produit des subjectivations. C’est à dire, une machine de pouvoir qui produit des sujets. Devant cette perception du dispositif, il est explicite qu’Agamben se préoccupe d’une perception de ce qu’est la biopolitique assez différente de celle de Negri et certainement de ce que nous croyons être la question de la biopolitique aujourd’hui et qui influence les individus dans l’image et les modes de résistance, qu’ils soient liés à l’art ou non.
Les dispositifs aujourd’hui, biopolitiques et paradoxaux, comme nous le
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voyons, ne se tiennent pas séparés de ce qui les module et de ce qu’ils profanent33 – pour rester dans les termes d’Agamben. Sa notion de dispositif ne s’appuie qu’à travers deux perceptions à mon avis erronées. La première élimine les individus et les processus d’individuation de l’instabilité des dispositifs. La seconde ne donne pas sa juste importance à l’intérêt qu’ont le pouvoir et le capital à produire et se nourrir des processus vitaux et excessifs dans lesquels la profanation des dispositifs fait partie de leur gloire et de leur échec.
La résistance et l’invention du commun passent par une production biopolitique qui rend la postmodernité inventrice d’un nouveau sujet politique, voilà la prémisse de Negri et Hardt. Une biopolitique qui est une production subjective et une articulation de puissances productives dispersées. Une part importante de ce sujet apparaît à cause des nouvelles formes de circulation de la connaissance et de la valorisation du travail immatériel, dont Negri et Hardt disent qu’il vaudrait peut-être mieux l’appeler travail biopolitique; “travail qui crée non seulement des biens matériels, mais aussi des relations et, en dernière analyse, la vie sociale elle-même” 34 (NEGRI ; HARDT, 2003, p 150). Negri parle encore d’un devenir femme du travail, défaisant une distinction classique selon laquelle les femmes et leurs travaux, plus liés aux investissements affectifs et de reproduction matérielle des forces de travail, ne seraient pas des formes de production de valeur.
Au centre des transformations qui impliquent de nouvelles compositions spatiales et temporelles du travail – l’entreprise n’a pas la frontière de la fabrique, les relations n’ont pas le temps de la chaîne de montage – cet individu devient multirythmique, une cohabitation de manières de faire le travail qui engagent l’expérience de l’univers privé et rendent fluides les frontières entre les finalités économiques, sociales, politiques et culturelles du travail. Autrement dit, la vie
33 Pour une critique de la notion de profanation chez Agamben: Safade, Vladimir. Materialismo, Imanencia e política: sobre a teoria da ação de Giorgio Agamben. In. SEDLMAYER, Sabrina. GUIMARÃES, César, OTTE, Georg. O comum e a experiência da linguagem. Belo Horizonte: Editora UFMG, 2007.
34 Negri et Hardt nous rappellent que, comme le travail immatériel a l’affection et la production sociale pour base, il englobe aussi le travailleur qui n’est pas inclus dans le marché formel – la maîtresse de maison, le chômeur, etc.
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dans son ensemble se met à faire partie de ce que le travailleur a à offrir à l’entreprise en même temps que l’entreprise ne peut pas restreindre les activités “vitales” non immédiatement fonctionnalisables de la vie du travailleur. La vie et le travail font alors partie d’un même flux sans dehors .
La relation de la biopolitique avec l’ordre du travail contemporain nous aidera à analyser de plus près cette intimité entre production de subjectivité et formes de capture. Il s’agit cependant de percevoir, justement dans le champ du travail dit immatériel, comment un différent type de demande des individus, de la part du capital est aussi producteur d’un excès de production subjective et collective qui transcende les limites de ce qui est capturable par le pouvoir.
Le capitalisme, qui n’est plus celui de Adorno et Horkheimer, comme nous l’explique André Gorz (GORZ, 2003), dans lequel les individus étaient incités à se produire comme il pensait qu’ils devraient être. Aujourd’hui, le capital ne sait plus comment doivent être ces subjectivités, ni à quels flux elles doivent être associées, il sait seulement qu’elles doivent, à un moment donné, se traduire en produits ou consommateurs – distinctions de plus en plus improbables dans le capitalisme où se vendent des expériences et des esthétiques. La fonctionnalisation est proprement une forme de transfert de l’énonciation vers une instance extérieure aux individuations. Au moment où un mode de vie, un geste ou une esthétique est transformé en marchandise ou en identité catalogable, ce qui est en risque et qui tend à stagner est son pouvoir de transformation et de reconfiguration de sensibles.
En ce sens, une importante partie de ce chapitre est consacrée à l’analyse de produits médiatiques qui dialoguent avec cette incitation et cette capture de l’expérience, des singularités esthétiques et subjectives. Nous avons fait d’abord une analyse d’une publicité de la marque de tennis Puma dans laquelle la stratégie de l’entreprise se confond avec la critique artistique. D’une façon plus détaillée nous avons analysé les vidéos des Barrados do Big Brother. Comme le nom l’indique il s’agit de vidéos faites par des personnes quelconques qui désirent participer au reality-show. En s’inscrivant elles doivent envoyer une
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vidéo à la Rede Globo dans laquelle elles se présentent et exposent leur désir de participer, comme dans une lettre de motivation pour un emploi. A la différence que, dans le cas du reality, le candidat n’a pas besoin d’avoir de scolarité ou d’expérience spécifique. Ce qui intéresse c’est sa façon d’être lui-même. Donc, ce sont les vidéos des non sélectionnés, pas tous, qui sont disponibles sur le site de la Rede Globo.
En règle générale, je travaille dans l’hypothèse que la présence des individus dans ces dispositifs de visibilité qui transfigurent la notion d’exposition de l’intimité et du privé, et transforment l’image en espace d’invention de soi, ne peut être jugée d’emblée comme une perte de la profondeur ou de “l’authenticité” du sujet en faveur du spectacle, de l’exposition publique, entre autres choses parce que ce sont justement ces qualités qui sont des demandes des anonymes, des vies ordinaires.
L’action politique qu’il faut comprendre dans ces vidéos ne peut être vue comme une action d’un individu face à la Globo, ou d’une construction subjective individuelle qui donne à voir et à penser de manière singulière. Le choc entre les pouvoirs se passe une foi que ces images revendiquent une place. La question alors est de savoir dans quelle mesure ces vidéos et les dispositifs dans lesquels elles se trouvent mettent en scène un conflit. A mon avis, elles matérialisent la faillite d’un type de discours disciplinaire qui est celui de la Globo. Il s’agit évidemment d’un étrange conflit, vu qu’il n’y a pas de dehors. D’un côté la volonté de partager une esthétique, de faire partie du monde connu, de la Globo et de l’univers symbolique qu’elle représente, mais de l’autre ce sont des images singulières, de sujets uniques qui viennent habiter et alimenter le dispositif.
Si notre travail autour des notions de biopolitique semble nous avoir distancié excessivement de la question des images contemporaines et du documentaire plus spécifiquement, il m’a paru fondamental pour aborder des images comme celles liées à l’émission de la Rede Globo, Big Brother, et plus particulièrement un “reste” de cette émission que sont les vidéos des Barrados do Big Brother. Mais, au delà de ça, ce travail lié à la biopolitique et aux formes paradoxales de résistance, sera fondamental dans notre dernier mouvement au
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prochain chapitre dans lequel nous abordons la question de la démocratie, nous éloignant de Negri et Hardt, qui travaillent aussi avec la notion de démocratie dans Multitude, pour observer comment la vie en tant que valeur rentre dans le documentaire et comment la notion de démocratie que nous travaillerons, en passant par Rancière, peut être un opérateur des subversions aux captures subjectives et biopolitiques mises en pratique par le capital comme nous l’ont explicité Boltanski et Chiapelo.
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Chapitre 5 Egalité Dissensuelle: Démocratie et Biopolitique
Dans ce chapitre nous analysons divers documentaires dans lesquels nous nous penchons sur la façon dont les réalisateurs maintenaient le film comme un dispositif dans lequel la différence était recherchée et en même temps affectait le film lui-même. Avec les films nous suivons les manières dont l’image est affectée par les demandes, par les mots et les esthétiques des filmés. Comment maintenir cette égalité dissensuelle? Comment maintenir cette résistance paradoxale proprement biopolitique? Comment le film peut-il rester à la hauteur des expériences qui viennent de lui?
J’expose tout d’abord la notion de partage du sensible, de Jacques Rancière, un examen minutieux de la circulation de ce qui est donné à dire, à entendre et à sentir. Dans un partage il est possible d’indiquer ceux qui ont droit à la parole et quelles sont les possibilités du sensible au sein de ce partage, en même temps, à l’intérieur, apparaissent des individus et des groupes qui opèrent des déplacements dans ce qu’il est possible de voir, de dire et de sentir, soit, une activité rare, mais proprement politique.
Pour Rancière, toute activité politique est un conflit pour dire ce qui est parole et ce qui est cri (RANCIÈRE, 1998), ce qui fait partie d’un commun et ce qui peut être seulement séparé de lui. Des coupures qui constituent la propre dimension esthétique de la politique. Cette composition entre visibilités et dicibles est ce que produit la politique, avec le théâtre pour modèle. Cette perception esthétique de la politique transfère au langage les principes qui organisent les notions de justice et de démocratie. L’accent mis par Rancière sur l’énonciation, mérite d’être débattu. Quand l’opposition se fait d’une manière péremtoire entre la parole et le cri c’est justement la dimension esthétique du cri et de la parole qui se perd. La façon de déstabiliser un partage déterminé du sensible, ne passe pas par la présence de la parole seulement, mais passe par la présence de la parole qui trouve sa place comme force d’énonciation et par le
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geste et le son qui sont effectués au moment où elle est traversée par une écriture, par une poétique.
Si nous comprenons qu’un partage du sensible est cette distribution de lieux dans lesquels la circulation de la parole et du sensible rencontre des passages et des barrières, des échanges et de la surdité, il ne peut pas être confondu avec le droit à la parole. Autrement dit, quand un individu ou un groupe à droit à la parole, ou, plus spécifiquement encore, droit à une expression subjective, ce droit n’implique pas encore la présence de la parole dans un espace commun, n’implique pas qu’elle opère nécessairement une écoute, n’implique pas une reconfiguration du sensible. Le journalisme par exemple, aussi bien imprimé qu’électronique, est farci de paroles d’exclus qui ne finissent pas par se concrétiser en une forme de reconfiguration d’un partage, au contraire. Les images de douleur ou les pleurs des parents qui ont perdu leur enfant dans l’effondrement de leur baraque normalement sont les images et les sons qui réaffirment la séparation, qui réaffirme le partage en vigueur. Dans l’image, elles réaffirment la non appartenance de celui qui souffre à l’univers de celui qui produit l’image ou au monde du spectateur. Celui qui souffre est isolé par le sentiment d’injustice qui rapidement se convertit en une accusation: si la baraque est tombée c’est le problème de l’état donc ça ne fait pas partie de mon monde, je peux passer à la prochaine image, au prochain grincement, ou bien celui qui souffre est maintenu dans son impossibilité de parole par le sentiment de peine. (BOLTANSKI, 1993) Dans ces cas, l’existence d’une parole ou d’une image de l’autre ne reconfigurent pas l’expérience sensible.
A la fin du chapitre Cinéma, corps et cerveau, pensée de l’Image-Temps, Deleuze explore la célèbre formulation du fait que le peuple manque et que la politique ne se fait pas avec un peuple passé, “mais fabulation du peuple à venir” (DELEUZE, 1985, p. 290) et il ajoute: "il faut que l’acte de parole se crée comme une langue étrangère dans une langue dominante, précisément pour exprimer une impossibilité de vivre sous la domination” (DELEUZE, 1985, p. 290). La notion de langue étrangère n’est pas développée ici, mais elle rencontre un écho quand Deleuze, citant Proust dit: "Les oeuvres d’art sont toujours écrites dans
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une langue étrangère"35 et aussi dans le livre avec Guattari sur Kafka (DELEUZE ; GUATTARI, 1975). Ce qui nous a intéressé tout d’abord, c’est la perception de Deleuze disant qu’une langue étrangère est une différence qui fissure la langue dominante. Il ne s’agit pas ainsi de revendiquer une place – contre la domination – à l’intérieur de la langue dominante. La revendication est ainsi une esthétique qui part de l’égalité. Il n’y a pas une hiérarchisation de ces langues, ni une tentative de parler et de se faire entendre dans la langue dominante, mais de rendre la langue dominante l’oppression en soi. La langue comme ce qui divise et détermine les places. La langue étrangère apparaît alors, d’un côté comme ce qui déstabilise les partages de la langue dominante, et de l’autre ce qui fonde de nouvelles places pour les acteurs qui interviennent dans cette nouvelle langue. C’est encore avec la notion de fabulation que Deleuze dans ce chapitre se distancie d’un choc dialectique entre deux paroles. Par la fabulation il y a d’un côté la déstabilisation de la langue dominante qui, en soi, exclut, et de l’autre elle fait de l’acte de parole un énoncé collectif qui empêche le maintien de l’exclusion de cette parole.
Posséder sa langue apparaît ainsi comme un geste politique, une façon de produire une égalité dissensuelle. Un geste qui ne se traduit pas par l’isolement d’une communauté de parlants d’une langue commune, mais qui, en la parlant, trouve des moyens pour une énonciation non subordonnée et nécessaire. Tandis que la littérature dominante fait se connecter chaque cas individuel à d’autres cas individuels, dans une littérature mineure “chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique” (DELEUZE; GUATTARI, 1975, p. 30). Le caractère politique passe par la virtualité de cette présence qui déstabilise la langue dominante dans le même geste qui forge les moyens “d’une autre sensibilité” (DELEUZE; GUATTARI, 1975, P. 33) au moment où ses énoncés deviennent collectifs. Deleuze paraît être ainsi proche de Rancière dans la mesure où l’égalité est revendiquée comme un principe. Comme l’a écrit Rancière; "Qui part de l’inégalité et se propose de la réduire,
35 L'abécédaire de Gilles Deleuze, avec Claire Parnet – Dirigé et Produit par Pierre Andre Boutang - Letra S.
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hiérarchise les inégalités, hiérarchise les priorités, hiérarchise les intelligences et reproduit indéfiniment." (RANCIÈRE, 1988, p. 95). L’égalité est un principe qui ne cesse d’être un principe.
Les pôles de la formule esthétique de Rancière sont, comme nous l’avons vu, le consensus et la schizophrénie36. Dans la schizophrénie, celui qui dit qu’il vaut mieux ne rien dire, vu que l’autre ne le comprendrait pas, renonce à la politique lorsqu’il établit une relation hiérarchique comme si les paroles ne pouvaient pas affecter et participer à un même partage. Alors que dans le consensus, celui qui comprend tout du discours de l’autre rend impossible ce qui est absolument nécessaire à la composition d’un champ démocratique; la tension, les trous et les vides entre individus parlants et différents. Le mouvement litigieux de la parole est ainsi traversé par une esthétique qui maintient le manque de mesure et l’excès de l’autre dans la mesure d’une existence commune.
Tous deux, Rancière comme Deleuze perçoivent cette présence de la parole comme un mouvement esthétique qui, en soi, peut se présenter comme une forme de politique, séparée du discours et des conflits proprement discursifs qui peuvent en sortir. Le litige dont parle Rancière, la parole comme manifestation d’une séparation, représente, plutôt que le conflit discursif, une prise de l’espace expressif et sensible comme dissension politique. Une telle occupation de l’espace part du principe d’égalité et sur ce point il n’y a pas d’ambiguïté pour Rancière; « Il y a de la politique en raison d’une seule universelle, l’égalité, laquelle prend la figure spécifique du tort” (RANCIÈRE, 1995, p. 64). Le point de départ de ce litige s’appuie sur le manque d’un titre propre au peuple qui justifie sa place dans la cité, son égalité est fondée sur la liberté, ce qui reste à ceux qui n’ont pas d’autre titre (RANCIÈRE, 1995, p. 28).
36 La notion de schizophrénie utilisée par Rancière est différente de celle tant travaillée par Deleuze. Dans le champ des images, la représentation est en question. Le schizo, pour Deleuze, est une présence qui échappe, comme il le situe dans Schizophrénie et Société (Deux Régimes de fous p. 27); “comment faire pour que le trou (percée/Breakthrough) ne se transforme pas en effondrement (breakdown)?”. Cette place intermédiaire s’approche de la notion de phrase-image pour Rancière. Alors que pour Rancière, le schizo serait plus un effondrement de la représentation.
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Mais, tandis que la richesse ou la sagesse sont des titres qui appartiennent à des personnes ou à des groupes, la liberté n’appartient à personne, cependant c’est elle qui permet que ceux qui n’ont pas de titre puissent s’identifier et avoir des rapports avec la communauté, à partir de l’injustice qui leur est faite par ceux qui possèdent. C’est à partir de la liberté de ceux qui n’ont pas de titre que l’injustice et le litige interne à la communauté viennent à faire partie d’elle-même, apportant ainsi la politique. La politique apparaît, non comme accord et consensus entre les parties, ni même comme conflit entre elles, pauvres contre riches par exemple, mais parce qu’il y a interruption dans l’ordre de l’injustice entre les parties. Rancière nous montre encore dans La Mésentente (1985), que cette interruption est une construction esthétique, d’organisation de lieux, de possibilités de sensibles et de dicibles qui incluent les sans-part. Ceux-là qui ne font pas communauté, qui ne peuvent pas être inclus comme partenaires dans un projet commun mais qui, même ainsi, sont libres.
En pensant un cinema politique moderne, Deleuze énonçait clairement cette articulation: entre la politique et l’esthétique et entre la politique et un devenir. Dans la thèse, je développe ces articulations en apportant la relation que Rancière fait entre politique et esthétique pour le dialogue.
Dans ce chapitre, divers films sont étudiés et avec eux la notion de démocratie va être élaborée et complexifiée. Le premier est Jardim Nova Bahia (1971), de Aluysio Raulino, un classique du documentaire brésilien, discuté par Bernardet dans Cinéastes et Images du Peuple. Le problème posé par Bernardet et qui nous a intéressé est relatif à la présence de la caméra, des paroles et des règles comme façon d’établir ou non un champ de circulation discursif qui se présente comme un lieu dans lequel de nouveaux partages du sensible puissent avoir lieu, en même temps qu’il y a la production d’un dispositif sans limites claires entre ses acteurs. Le documentaire devient démocratique quand il invente des formes pour qu’un geste ou un son intempestif puisse surgir, mais, plus que cela, que ces paroles deviennent des énoncés partageables. Le débat dans ce film concerne la façon dont il apparaît, dans la critique, comme un echec par rapport au fait de passer à l’autre – au filmé – le pouvoir de faire le film. Je revois
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le film à partir de la perspective du partage et de l’invention d’un champ démocratique et multiple.
Le problème de la présence de la parole de l’autre apparaît de façon différente dans le documentaire d’Eric Laurence, No rastro do camaleão (2007). A plusieurs reprises, durant plus de 30 ans, les Irmãos Aniceto, groupe d’artistes/agriculteurs de l’état de Paraíba, ont été filmés37, comme nous le montre le film. Dés le début du documentaire de Laurence sont privilégiés les moments où les frères Aniceto interpellent les réalisateurs sur le fait qu’ils sont "objets" d’un produit commercial, qui donne de l’argent au cinéaste et ne leur rapporte rien à eux. Les personnages exposent avec clarté la sensation d’être exploités au moment même où le film se fait. C’est à dire que le film documente un processus de négociation et de revendication sans, cependant, apparaître comme partie concernée.
Nous pourrions donc supposer que, si d’un côté le film construit un espace dans lequel la parole revendicatrice de ces individus peut apparaître, devenant le centre même du documentaire, d’un autre côté c’est le propre film qui ne se voit pas impliqué. Dans No rastro do camaleão, la revendication courre le risque de se transformer en anecdote, étant donné qu’elle ne vient pas habiter le même dicible que celui des réalisateurs: “je te laisse parler mais je ne t’écoute pas”. Si le documentaire classique et descriptif travaille à partir de la formation de deux pôles, celui lié au savoir et à la science qui enseigne l’autre qui ignore, dans cet exemple nous pouvons percevoir une inversion des pôles. Le documentaire devient passif et le film ne s’établit pas comme une rencontre d’intelligences qui forment un commun. Le documentariste est de retour quand il se place à la hauteur de la déstabilisation causée par lui, construite. Ce sont des moments où le film doit assurer, être affecté par son propre pouvoir. Comme si le film lui-même criait : je ne savais pas que je pouvais en arriver jusque là. Le film
37 Zabumba (1974) de Zelito Viana Dona Ciça do Barro Cru (1979) de Jefferson Albuquerque Jr. O caldeirão de Santa cruz do Deserto (1986) de Rosemberg Cariri Corisco e Dadá (1986) de Rosemberg Cariri
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s’auto-affectant. Ce sont ces images qui deviennent à proprement parler des images-expériences.
Nous avons travailler aussi sur Mato Eles?, (1982) de Sérgio Bianchi, un cas singulier dans la filmographie brésilienne. A un certain moment, près de la fin du film, un indien assez âgé, demande au réalisateur: "Et vous, combien gagnez vous pour faire ce film?" Le réalisateur sur le moment ne répond pas, mais tout de suite après, dans le générique, il apparaît en off disant: "Vous voulez vous faire du blé sur leur dos (des índiens)? Montez un magasin de produits indigènes, photographiez ou faites un film". La parole ironique de Bianchi réinsère la parole de l’indien en un même espace de tension. Il ne s’agit pas de donner raison à l’indien mais de faire echo à ces paroles, pour qu’elles soient perçues, empêchant que le film continue d’exister comme si lui-même n’existait pas.
L’écriture démocratique, celle qui se fait à partir de la rencontre même avec la parole de l’indien, ne se passe pas au moment du filmage mais dans le processus de montage. La réponse de Bianchi n’est pas directe et immédiate, mais part d’un travail. Travail proprement politique, temporellement long. L’invention de l’espace démocratique ici est réellement collective – entre Bianchi et l’indien – et étendue dans le temps, une partie de l’élaboration du cinéaste avec l’autre, une partie du montage qui revient aux paroles de l’indien pour fissurer la stabilité du film et du réalisateur. La parole du réalisateur vient plus tard, affectée par le film, existante à cause du film. Le titre lui-même, lui aussi un geste de montage, affecté par le film. Je les tuerai ?
Je fais encore dans ce chapitre deux analyses plus détaillées, d’une certaine façon conclusives, dans lesquelles j’apporte la notion de démocratie par rapport à deux films sur des femmes singulières, socialement marginalisées mais avec un grand appel esthétique. Le premier est le film A pessoa é para o que nasce (2003), de Roberto Berliner (Image IX) et ensuite, Estamira (2006), de Marcos Prado (Image X et XI).
Mais ne nous trompons pas, la démocratie n’apparaît pas comme un universel, un lieu de jugement absolu, en aucune façon, elle ne peut être
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entrevue que dans l’immanence, dans les rares moments où elle apparaît. Seulement dans les discours autoritaires la “démocratie” trouve le consensus et cesse d’exister. Quand tout est démocratie, rien ne l’est. La démocratie de ces rencontres avec des images apporte à l’image elle-même une croyance, met l’image comme partie d’une opération qui l’extrapole. Image ni consensuelle qui accepte le monde tel qu’il se présente, ni nihiliste qui nie toute sa possibilité de participer à ce champ démocratique.
Apporter ces notions de démocratie à l’univers des documentaires est un geste risqué, mais c’est la démocratie qui peut indiquer des façons de privilégier certains gestes au détriment d’autres. Rappelons que la démocratie n’est pas un système politique, ni un régime de représentation, plutôt ce qui perturbe et crée une tension dans la représentation et qui permet la présence politique des êtres intempestifs, de la différence.
La partie la plus robuste de ce chapitre, à la différence des précédents, se trouve dans l’analyse que je fais du film Estamira (2006), de Marcos Prado, là nous revenons aux concepts centraux de la thèse et nous réfléchissons avec eux sur les modes de capture des singularités excentriques, l’importance du maintien d’un champ démocratique et les stratégies narratives qui isolent le spectateur, les personnages et le réalisateur d’un même champ dissensuel.
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Conclusion
Notre travail s’est concentré sur les forces et les écritures qui traversent le champ du documentaire. A chaque instant, nous avons essayé de percevoir comment les vies ordinaires habitaient l’image et comment l’image altérait et transformait les individus eux-mêmes.
Etre proche des films, des programmes de télévision, de publicité, etc, est ce qui a rendu cette recherche plus complexe et également plus palpable. Il n’a pas été possible de la concevoir en dehors de cette rencontre et de cette attention quotidienne avec les images qui nous affectent. Cette attention a apporté à notre thèse ainsi qu ́aux documentaires une nécessaire impureté. Ce n’est que de cette manière qu’il nous a été possible de tracer les lignes qui affectent la pratique du documentaire et les forces qui forgent et contraignent l’expérience des individus dans l’individuation.
Les documentaires ont ancré la thèse, c’est certain, mais en connectant les images avec d’autres images, nous avons pu opérationnaliser le montage intérieur de la recherche. Cette méthode pourrait peut-être être encore plus approfondie, de façon encore plus risquée, hétérogène et fragmentée. Ces gestes ont été parfois à peine suggérés mais sans aller jusqu’aux limites. Rester plus longtemps sur les films mènerait à de nouveaux prolongements, de nouvelles images, une analyse en surface qui, parfois, ébauchée a donné lieu à des analyses plus profondes, comme dans le cas des vidéos de Magno, dans lesquels, en réalité, ses propres images sont mises en dialogue entre elles.
La proposition d’être entre ces images du documentaire et des médias, traçant avec la théorie un statut contemporain pour l’image documentaire, a demandé de fréquents abandons qui ne se font pas sans problème. Toute question du dispositif a migré dans la thèse vers les dédoublements à partir de la lecture que Deleuze fait des notions de Foucault, et nous avons ainsi laissé de côté d ́importants débats autour du dispositif cinématographique proprement dit et de la théorie du dispositif.
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Une première conclusion pourrait être écrite à la fin du chapitre 3, au moment où les éloges de l’expérience rencontrent des limites posées par l ́organisation des pouvoirs contemporains. La dimension connexionniste des dispositifs et des individuations s’est ouverte vers une perspective contemporaine. La première conclusion, non moins fondamentale, de cette recherche a donc été la forme selon laquelle se sont matérialisées une limite et une tension pour mes propres présupposés. Refermer la thèse après ce troisième chapitre signifierait narrer l ́impossibilité de faire de la désindividualisation et de l’excès de l’expérience une louange en soi. Cependant si nous désirions encore penser à la politique dans ces images, ce pari dans l’expérience, dans la différence et dans la singularité, manquerait de concentration dans les forces et les pouvoirs qui indiquent les limites de cette louange. Dans ce sens, nous avons commencé une discussion entre le documentaire, la biopolitique et la notion d’une résistance paradoxale.38.
Ce que nous avons apporté ne rend pas facile la critique ou la pratique du documentaire ; il met seulement en perspective le pari dans les virtualités de l’image, ses possibilités de connexion entre le je et l’autre et de l ́expérience. Toute la question de la biopolitique que nous avons travaillée chez Guattari, Gorz, Lazzarato, Hardt et Negri, amenait les individuations, les écoutes et l’esthétique souvent en choc et en tension avec les propres forces du capitalisme qui opèrent fréquemment selon un même registre d’intérêt pour l’expérience, la singularité, etc. Dans ce sens, le regard sur les oeuvres avec celle-ci n ́en est quà’ ses débuts. Une continuité de cette recherche serait vraiment importante, surtout par rapport à ce que nous avons essayé de faire dans notre dernier chapitre; penser à des opérateurs de la biopolitique qui puissent maintenir l’expérience et son aspect dissensuel.
L ́une des plus grandes difficultés de notre recherche fut de penser le propre concept d’image-expérience. C’était une tentative non seulement de
38 Un débat qui ne se restreint pas à cette recherche mais qui fait partie de divers articles dont la Revue Cinética, spécialement l ́édition Estéticas da Biopolítica.
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parler et de penser les modes d’apparition des films et des vidéos dans un dispositif, avec toutes les spécificités que nous avons travaillées, mais aussi de trouver dans ces dispositifs une image qui apporterait les caractéristiques d’un « concept militant », de délimitation impossible, transversale aux individuations. La difficulté ici est méthodologique. Le défi a été de passer du cadre général d ́apparition des images dans le dispositif à l’image même qui rend sensible les virtualités et les modulations de ce dispositif, l’image-expérience. Il s ́agissait de tracer les limites du concept qui s ́est à son tour confondu avec la propre expérience, mais qui ne se justifiait pas seulement par le fait d’être face à une expérience dans une oeuvre avec des images. Nous comprenons que le concept est dans la thèse même lorsqu’il n ́est pas explicité. Il participe des dispositifs quand une modulation entre les discours, les pratiques, les affections et les mémoires fait surgir une image, ou un fragment d ́une image qui fait partie d ́un évènement. Il participe encore aux individuations et aux déphasages de l’être, des processus qui font repartir, de façon esthétique et politique, la présence des individus dans un agencement collectif et qui font, bien sûr, partie des paradoxes de la biopolitique contemporaine et du scandale de la démocratie qui est exactement l’apparition d ́une opération et d ́un opérateur intempestif qui forgent et constituent de nouvelles expériences.
Il ne s’agit pas d’une représentation de ces subjectivités, ni juste une déconstruction des identités immobilisées, plus que cela, le documentaire peut se constituer comme un champ dans lequel on fait l’expérience, loin d’être harmonieuse, de l’altérité. Mais c’est justement elle, l’expérience qui se dispute. L’expérience, dans ce sens, défait des principes dichotomiques chers à l’histoire du documentaire, interférence ou non, fictionnalisation ou non, je ou autrui.
La notion de démocratie nous semblait donc essentielle, selon deux formes. En premier lieu, si c’est le propre monde qui est constitué par les modes de vie et non par des titres de commande – aristocratiques, oligarchiques ou religieux – et que c’est sur et avec ces modes de vie que le pouvoir se fait et se transforme, la démocratie est fondamentale pour que les vies non prises en compte par le capitalisme puissent inventer des façons de refaire constamment
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les partages du sensible, de façon à ne pas devenir jetables. En second lieu, par la démocratie, la biopolitique peut se maintenir en tant que lieu ambigu, comme la puissance de résistance et le fond de virtualité pour le capital et les narratives qui vident et consomment l’expérience et, en même temps, peut maintenir l’excès qui déstabilise et transforme la distribution des lieux dans la polis.
Il serait certainement impossible de délimiter ce qui capture l ́expérience et ses devenirs. C’est pour cela que nous nous sommes concentré sur des prolongements post-disciplinaires du capitalisme contemporain. La biopolitique, telle que nous l ́avons reprise au chapitre 4, nous a donné les clés pour penser le rapport de la vie et des modes, capturés et potentialisés par les pouvoirs contemporains. En même temps cela nous demande d'accepter le paradoxe où les vies se rencontrent, puisque ce sont leurs puissances qui résistent aux mêmes pouvoirs qui les capturent. Comme on le voit, ce lieu paradoxal de l’expérience n’est pas un lieu confortable. Ce manque de confort a été explicité avec la reprise de Rancière au chapitre 5 et avec l ́usage que nous donnons à la notion de démocratie.
Le dissensus, fondamental dans la construction d ́un champ démocratique, importe en tant que soutien d’une puissance de la multiplicité, autrement dit, le dissensus est esthétique, a-logique et sensible. Le dissensus ne peut pas poursuivre une logique d’opposition binaire d ́un côté, ni se résumer au mot et au discours. Nous le soulignons dans notre chapitre 5, mais celui-ci est, sans aucun doute, un défi central, soit une perception du documentaire comme champ démocratique potentiel de tension esthétique et de virtualités, au-delà du conflit entre deux mots, deux groupes, deux acteurs. La politique est toujours en train de se dédoubler en un geste qui défait le consensus des parties et qui refait les lignes et les espaces de l’existence commune et c’est cela qui nous a semblé décisif dans la manière d’aborder le concept de Rancière. C ́est cela le scandale de la démocratie, faire que le multiple habite le même sensible. Cela est peut- être même un des défis du documentaire.
L ́un des dialogues conceptuels les plus difficiles de cette recherche a été justement celui de rapprocher la multiplicité et le dissensus. Grâce à Negri, Hardt
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et Lazzarato, nous avons accompagné la reprise de la notion de biopolitique par laquelle passe la résistance paradoxale propre à la constitution de la multitude et qui se détache de la philosophie de Deleuze dans ce que le multiple est lié à une totalité ouverte, de mondes possibles, qui ne se confond pas avec la multiplicité d ́opinions et de diversité. Il y avait un conflit plus explicite, plus dur et négatif à faire. Pour Lazzarato, il s’agit de deux plans asymétriques, l ́un issu de la lutte contre l ́ennemi, tendant aux dualités et l ́autre dans lequel il y a la lutte mais pas d ́ennemi, basé sur « une dynamique de subjectivation, qui est, en même temps, affirmation de la différence et composition d ́un commun non totalisable» (LAZZARATO, 2006, p. 205). Le choix de la notion de démocratie au chapitre 5 et le rapprochement du concept de politique de Rancière n’est donc pas juste une continuation d’une recherche de la possibilité de penser le documentaire comme un champ politique de virtualités et de rencontres qui ne cessent de se potentialiser. A ce moment-là, la lecture de Rancière qui privilégie le dissensus, surgit dans l’urgence d’un litige que nous n’aimerions pas partager en deux plans comme le fait Lazzarato. Mais amener jusqu’à la rencontre de l’incommensurable des êtres, sans privilégier la parole et le sens, comme Lazzarato accuse Rancière de le faire. Nous ne pourrions pas non plus laisser le dissensus et les éventuels ennemis au second plan, ou mieux encore, dans un plan séparé de ce qui arrive à la propre individuation – expérience de soi et du monde.
Selon Lazzarato (LAZZARATO, 2006) la perception de démocratie de Rancière doit être critiquée à partir de trois options politiques : le renforcement des identités, l ́excès de poids dans la rencontre – refaisant une politique marxiste antérieure à 1968 – et le pari qu’il existe à peine un monde unique et non une pluralité de mondes possibles. La démocratie serait dépendante d’une unité autour de l’identité pour refaire un seul monde. Le moyen de parvenir à cette unité serait celui du conflit, du dissensus. La lecture que Lazzarato fait de Rancière montre tous les risques existants dans la perception de la démocratie en tant qu’opérateur d’une instabilité dans les consensus, détachant particulièrement les dissensus. Cependant, il ne nous semble pas que ce soit la seule lecture possible des notions de démocratie, de politique et de police chez
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Rancière. La lecture de Lazzarato ignore la place centrale que Rancière donne à la démocratie comme scandale, soit à la démocratie comme absence de tout titre pour gouverner et occuper l ́espace de la polis. L’absence de titre requiert une séparation nécessaire des principes identitaires comme forme de réguler le pouvoir politique. Nous comprenons donc la démocratie existant sur un plan horizontal « un pouvoir politique signifie en dernier ressort le pouvoir de ceux qui n’ont pas de raison naturelle de gouverner sur ceux qui n’ont pas de raison d’être gouvernés » (RANCIÈRE, 2005, p. 54)
Toujours dans la perception de politique de Rancière, il y a une immanence et les sujets n’en sont pas séparé, quand il écrit, par exemple, que « La politique ne peut se définir par aucun sujet qui lui pré-existerait » (RANCIÈRE, 1998, p. 226) Rancière va plus loin en disant que la politique disparaît quand on cherche l ́origine des rapports dans les propriétés des sujets et dans les conditions qui les mettent ensemble. C’est justement le besoin d ́une non appartenance, d’une instabilité d’identités qui permet la politique. L’unification de «deux mondes en un seul» dans lequel se fond la critique de Lazzarato ne peut pas être comprise comme l’unification autour de l’identité. La notion de peuple pour Rancière est évidente: «Le peuple [...] n’est pas la collection des membres de la communauté ou la classe laborieuse de la population [...] est la partie supplémentaire par rapport à toute compte des parties de la population [...] supplément qui disjoint la population d’elle-même» (RANCIÈRE, 1998, p. 232/334)
La critique que Lazzarato fait à la notion de police et au conflit nécessaire que propose Rancière contre elle, est fondé sur ce que Lazzarato croit être un excès de concentration dans le négatif et dans le dicible et le visible, donc, un pari dans l’existence d’un seul monde. Mais la critique de la police, chez Rancière, ne consiste pas dans l’opposition entre deux mondes qui doivent être unifiés, pas seulement. Le problème de la police est l’impossibilité qu’elle laisse à l’existence d’un vide et d’un excès. Le dissensus ne coïncide pas avec ce qu ́il aimerait et Rancière le dit tout à fait clairement quand il écrit que le « dissensus n’est pas la confrontation des intérêts ou des opinions. Il est la manifestation d’un
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écart du sensible par rapport à lui-même» (RANCIÈRE, 1998, p. 244), ou, la suspension de l’harmonie par l’actualisation de la contingence de l’égalité (RANCIÈRE, 1995).
Quand Rancière se met à critiquer directement la notion de multitude, défendue, comme nous l’avons vu, par Lazzarato, il se concentre sur deux facettes du concept. D’abord, il dit qu’il n’est pas suffisant que l’individu soit affirmation, puissance et virtualité si nous voulons « que le déploiement de l’être sans volonté ne soit pas laissé aux connexions du hasard et à leur contre- effectuations, mais soit habité par une téléologie immanente»(RANCIÈRE, 2002). Rancière a raison quand il affirme que ces puissances de l’être ne peuvent rien si elles sont abandonnées au hasard ou aux contre-effectuations39. Même si le hasard est la base des connexions et d ́une partie des évènements, c’est avec l ́écriture et la construction que ces puissances existent et se maintiennent garantissant leur propre existence. Néanmoins, nous nous éloignons de ce que dit Rancière quand il comprend que c’est seulement dans la téléologie (même immanente) que les devenirs deviennent la multitude. Le second point de la critique de Rancière est une critique récurrente à l’héritage marxiste de Negri et de Hardt. La puissance de la multitude finira par détruire, de l’intérieur, les forces qui la contraignent, soit un système doté de sa propre effectivité (RANCIÈRE, 2002). Cette critique de Rancière tend à minimiser, ou même à ignorer, le plan des luttes que Lazzarato dit exister et être nécessaire mais nous prévient sur la tendance qu’a le concept de multitude, basé sur les puissances des singularités, à être pensé dans un automatisme.
Quand Rancière refait l’opposition entre la politique et la police, nous pourrions, à la limite, parler d’un dedans et d ́un dehors du dispositif. Ce dedans et ce dehors ne sont cependant pas fondés sur une frontière claire mais en mouvements qui forcent, altèrent et questionnent constamment cette frontière. Cette comparaison n’est toutefois pas si simple puisque Rancière concentre la question de la politique et de la police en une question de visibilité, de la
39 Si Rancière travaille le concept comme Deleuze, il s ́agit de ce que l ́évènement a de virtuel et de pré- individuel (DELEUZE, 1998).
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possibilité de voir et de dire. La police opère dans la visibilité, dans la présence et dans l ́absence des corps dans un environnement politique où il y a une inégalité qui doit être mise en tension. Cette question de la visibilité devient spécialement importante dans le capitalisme contemporain étant donné que ce n ́est pas dans la disciplinarisation des corps que la police agit mais dans la modulation de ses apparitions et de ses possibilités à occuper ou non un espace dans la polis. Si la notion de police peut rester ambiguë chez Rancière, ce qui nous intéresse est de préciser que dans le capitalisme contemporain, la police ne peut pas seulement servir pour une distribution des corps, c ́est-à-dire que le capitalisme ne s’intéresse pas à la distribution que la police fait uniquement en terme de visibilité. Ce qui intéresse fréquemment le capitalisme c’est la définition de la politique, soit qu ́elle « déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu » (RANCIÈRE, 1995, p. 53). D’après Rancière, nous pourrions dire que la police dans le capitalisme contemporain a une autre fonction, celle d ́interrompre la politique. La police est un second pas, une action sur la politique, point absolument important car il déplace la politique liée à la production de subjectivité, ainsi que Rancière l’entend, vers l’intérieur du capitalisme. En procédant à ce déplacement, les principes opérateurs de la police ne peuvent agir en dehors de la liberté politique et du scandale de la démocratie. A partir du moment où la politique est interrompue par la police, la politique doit redevenir à être politique, ce qui justifie le besoin de maintenir les possibilités de rencontre et de dissensus.
Si nous pouvons parler de résistance, c’est justement d’une résistance de la démocratie, contre la police, immanente et non dialectique. Le pouvoir s ́occupe de la vie et la vie est en soi un pouvoir, dirait Negri mais il ne suffit pas de vivre, selon nous. Dans cette relation non dichotomique entre le pouvoir et la résistance l’on trouve les processus d ́individuation qui opèrent en micro affrontements, sans début ni fin, nécessairement collectifs et coupés par une écriture, comme nous l’avons vu dans les films que nous avons analysés. Le paradoxe doit donc être maintenu. La communication et les échanges entre le documentaire et la vie résident dans les formes de contamination entre l ́un et
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l’autre et dans la manière dont s’effectuent les déformations et les ampliations de la toile dans laquelle apparaissent les individuations, les conflits et dissensus qui les accompagnent.
L’expérience est elle-même l ́autorité, nous dit Bataille (BATAILLE, 2006). Mais l ́ennemi était parfois explicite, à côté de nous. Et peut-être que l’une des difficultés de cette recherche a été celle de s ́esquiver de cet affrontement non dialectique. Dans ce sens, la notion de dispositif fut fondamentale. La résistance se faisait auparavant dans la tentative de les maintenir tous à l’intérieur, dans la rencontre, la tension et le dissensus propres à la politique. La rencontre par la possibilité de la rencontre. Véritable réversion. L ́autre ne se présentait pas comme continuité ou comme rupture par rapport au je, mais comme ce qui serait à l’intérieur d’un même champ dans lequel la politique serait possible, dans lequel ni l’un ni l’autre n’agirait par délimitation des lieux donnés, ni dans l’unification d’un unique monde possible. Etre celui qui est (de sortie) implique qu’il y a encore un sujet présent, qui n’est pas encore sorti, qui est en partance et ce moment est toujours un recommencement. Le documentariste se retire parce qu’il ne sait pas ce qui peut être dit, ce qui peut se passer, quel genre de processus le film peut forger. Mais la sortie n ́ai jamais absolue, il est de sortie et ce moment est ininterrompu. Peut-être est-ce aussi cette place qui est celle du chercheur face à ses objets ; dedans et dehors.
Antonio Negri et Michael Hardt concluent dans leur livre Multitude (2005) en disant que « Le moment venu, un événement nous propulsera comme une flèche dans cet avenir vivant » (NEGRI; HARDT, 2005). Cette métaphore s’oppose á l’autre, à celle de Deleuze et de Guattari, de 1980. Pensant un espace lisse, non fondé sur la métrique, les auteurs écrivent que la flèche, peut être la même que celle de Negri et Hardt, « ne va plus d’un point à un autre, mais sera ramassée en un point quelconque, pour être renvoyée en un point quelconque, et tend à permuter avec le tireur et la cible » (DELEUZE; GUATTARI, 1980, p. 468). D’abord la flèche n ́est pas seulement ce qui va d’un point à un autre, c’est une arme et c’est en tant qu’arme qu’elle coupe les espace et les temps où elle va vers le futur, comme le veulent Negri et Hardt. Un futur vivant parce
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qu ́anachronique et indéfini et c’est là que nous pouvons être d’accord avec la flèche des auteurs de l’Empire. Pourtant, plus puissant c’est le tireur qui expérimente de sortir de soi et de se confondre avec la cible et d’intercepter sur son chemin l’arme qu’il utilise.
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Fabrication des objets BNP en Alemagne - Novas Bases para a Personalidade de Ricardo Basbaum (Image II)
Aka Ana (2007), d’Antoine D’Agata (Figura III)
Les Glaneurs et la Glaneuse (2000), de Agnès Varda (Image IV)
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Les Glaneurs et la Glaneuse (2000) de Agnès Varda (Image V)
Lost, Lost,Lost, (1976) de Jonas Mekas (Image VI)
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Trois videós de Carlos Magno avec son fils: Imprescindíveis (2003), Andrômeda (2005) e AntesdTudo (2003). (Image VII)
120
Site Internet des Barrados no Big Brother (Image VIII)
On naît pour ce qu’on est (2003), de Roberto Berliner (Image IX)
Estamira, de Marcos Prado (2006) (Image X)
121
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Estamira, de Marcos Prado (2006) (Image XI)
Films, videos, instalation et travaux audiovisuels cités:
33 (2003 Brésil), de Kiko Goifman Ação e Dispersão (2003 Brésil), Cezar Migliorin. Aka Ana (2007 France), de Antoine D’Agata. Andrômeda (2005 Brésil), Carlos Magno. AntesdTudo (2003 Brésil), Carlos Magno. Barrados no Big Brother (2006 Brésil), Rede Globo. Basic Training (1971 USA), de Frederick Wiseman. Les Glaneurs et la Glaneuse (2000 França), de Agnès Varda. Chronique d’un été (1961 France), de Jean Rouch e Edgar Morin. Daniela Cicarelli (2006), Youtube. Dix (2002 Iran), de Abbas Kiarostami. Domestic Violence (2002 USA), de Frederick Wiseman. Edifício Master (2002 Brésil), de Eduardo Coutinho. Estamira (2006 Brésil), de Marcos Prado. Le Goüt de la Gerise ( (1997 Iran), Abbas Kiarostami. High School (1994 USA), de Frederick Wiseman. Imprescindíveis (2003 Brésil), Carlos Magno. Jardin Nova Bahia (1971 Brésil), de Aluysio Raulino. Jaguar (1957 France), de Jean Rouch. Jogo de Cena (2007 Brésil), de Eduardo Coutinho. Kalashnikov (2005 Brésil), Carlos Magno. Lost, Lost, Lost (1976 USA), de Jonas Mekas. Je les tuerai ? (1982 Brésil), Sérgio Bianchi. Model (1980 USA), de Frederick Wiseman. Moi un noir (1958 France), de Jean Rouch. Nelson Freire (2003 Brésil), de João Sales.
123
No sex last Night (1992 France), de Sophie Calle. Nostalgia (1971 USA), Hollis Frampton. Novas Bases para a Personalidade (2007 Brésil), de Ricardo Basbaum. Dans les traces du caméléon (2007 Brésil), de Eric Laurence. Passeport Hongrois (2001 Brésil), de Sandra Kogut. On naît pour ce qu’on est (2003 Brésil), de Roberto Berliner. Primary (1960 USA), de Robert Drew. Puma – Annonce Publicitaire O Resto Nosso de Cada Dia (2003 Brésil), de Pablo Lobato e Cristina Maure. Retrato Celular (2007 Brésil), Andrucha Wadington. Rue à ouble sens (2003 Brésil), de Cao Guimarães. Serras da Desordem (2005 Brésil), de Andréa Tonacci Time-code (2000 USA), Mike Figgis. Todo Punk é católico (2003 Brésil), Carlos Magno. A Última Foto (2007 Brésil), de Rosangela Rennó. Le vent nous emportera (1999 Iran), Abbas Kiarostami. Vacances Prolongées (2000 Pay-Bas), de Johan Van der Keuken. Wavelength (1967 USA), de Michael Snow.
124
TABLE DES MATIÈRES DU RÉSUMÉ
Je suis celui de sortie : dispositif, expérience et biopolitique dans le documentaire contemporain
Introduction........................................................................... 2 De l'hétérogénéité des images .......................................... 7 Représentation et expérience .......................................... 11 Avant et après les images ............................................. 14 Invitation à l’expérience ................................................ 18 Esthétique et politique ................................................... 20
La vie comme valeur en soi ............................................. 21 Chapitre 1 - Du dispositif - Rua de Mão Dupla .............................. 31 Chapitre 2 - De l’individuation à la virtualité de l’image .................. 46 Chapitre 3 - L’image-expérience ................................................ 57 Chapitre 4 - Connexionisme, capitalisme et biopolitique .................. 68 Chapitre 5 - Egalité Dissensuelle: Démocratie et Biopolitique............ 82 Conclusion ........................................................................... 90 Bibliographie ........................................................................ 100 Les Imagens ........................................................................ 116 Films, vidéos, installations et travaux audiovisuels cités:............ 123
125
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